6ème partie :
Le problème serait-il insoluble ?
Peut-on « souhaiter la bonne année » en vérité ?


Mercredi 14 janvier 2015,
Fête de Saint Hilaire de Poitiers
(cf. la catéchèse que Sa Sainteté le Pape Benoît XVI lui a consacrée > ici).
Nous avons achevé hier l’octave de l’Epiphanie, et ce jour – 14 janvier dans le calendrier grégorien – se trouve être le 1er janvier selon le calendrier julien : quelle bonne occasion de continuer nos questionnements et réflexions dans cette « métaphysique des voeux » à laquelle je vous ai invités depuis une dizaine de jours !
Nous l’avons vu, même si la formule est bien séduisante, souhaiter à quelqu’un « le meilleur » peut avoir des conséquences, insoupçonnées au premier abord, qui pourraient se révéler en réalité tout autre chose que le meilleur, tant pour cette personne elle-même que pour un certain nombre d’autres par contre-coup.
Souhaiter à quelqu’un que tous ses projets se réalisent peut également être dangereux : je ne peux pas être certain, en effet, que tous ses projets soient honnêtes et bons !
Alors présenterai-je mes voeux en disant : « Je vous souhaite une bonne année mais, ce faisant, je souhaite que seuls vos projets généreux, bons et honnêtes se réalisent » ?
Ce pourrait être amusant, en effet, parce que mon interlocuteur ferait probablement une drôle de bouille ; mais il se demanderait sans aucun doute si je ne suis pas en train de le soupçonner de nourrir quelque projet malveillant, et il pourrait finalement assez mal le prendre, puis me faire la tête pour toute l’année à venir (au moins).
D’ailleurs qui détermine ce qui est généreux, bon et honnête ?
En l’occurrence, c’est la conscience (ou peut-être simplement l’habitude) de celui qui formule les voeux : nos voeux sont dépendants de notre conception personnelle du bien et du mal.
Du coup cela ne revient-il pas à dire à l’autre – je l’avais déjà évoqué – : « Je vous présente mes meilleurs voeux, c’est-à-dire que je souhaite que ma propre vision du bien s’accomplisse dans votre vie » ? Bien sûr, c’est comme si l’on disait : « Je vous souhaite que mes voeux soient exaucés », ou bien : « Bonne année : que tous mes projets vous concernant se réalisent » !
Cela sonne de curieuse manière, je n’en disconviens pas, et je ne suis pas du tout sûr que celui auquel je m’adresse en ces termes en éprouve beaucoup de plaisir.
Bon ! Alors cherchons un compromis : « Bonne année ! Je souhaite que tu souhaites les mêmes choses que moi, de sorte que je puisse te souhaiter – sans arrière-pensée et du plus profond du coeur – que tous tes souhaits, ainsi conformes aux miens, puissent s’accomplir ! »
Pourquoi me dites-vous que c’est trop compliqué ?
Ceci vous conviendrait-il davantage : « Je te souhaite de vouloir ce que je veux qui est la seule façon pour moi de souhaiter que tes voeux se réalisent… » ?
Ah ! Cela ne vous semble pas très élégant et manifester surtout de l’égocentrisme… Cependant n’est-ce pas tellement proche de la réalité cachée ?
Si, en outre, on veut souhaiter « le meilleur » à un grand nombre de personnes, on arrive fatalement aussi à un grand nombre de situations conflictuelles.
En effet, on ne peut pas, sans contradiction, souhaiter à tout le monde la réalisation de tous ses voeux puisque ce qui est bon pour l’un ne l’est pas forcément pour l’autre, et puisque, même à de très petites échelles, la société humaine est tissée d’une incroyable complexité de compétitions, rivalités, intérêts divergents, aspirations contraires… etc.
Problème insoluble ?
Que faire ? Que dire ?
Ne pourrait-on pas, malgré tout, imaginer que tous les hommes s’accordent sur des vœux, désirables par tous et bons pour tous ?
Cela pourrait donner quelque chose comme : « Je te souhaite que tes souhaits humanistes, universels et valables pour le bien de tous les êtres humains, se réalisent ».
Je ne sais pas si, pour ce qui vous concerne, vous vous voyez prononcer de semblables formules aux personnes que vous rencontrez dans la rue au matin des premiers jours de l’année, sur le marché ou en arrivant au bureau…
Non seulement cela fait un peu pompeux ; mais en outre cela peut donner l’impression que l’on veut donner des leçons.
Et puis, c’est tout de même bien vague : qu’est-ce qui, dans les faits, est universellement souhaitable ?
Beaucoup diraient spontanément que ce n’est quand même pas difficile à trouver : la paix internationale ; la fin de tous les conflits sociaux ; la cessation des famines ; la sortie de la crise économique ; la solution au chômage ; la justice universelle ; la résolution des épidémies ; l’équilibre écologique… etc.
Ben, voyons !
Si c’était vraiment facile, comment donc se fait-il que ce ne soit pas encore réalisé ?
Des années et des années se sont succédées, constituant des siècles et des millénaires : chacune a commencé par un jour de l’an ; chacune a apporté son sympathique cortège de vœux ; chacune a vu l’envoi d’une multitude de jolies cartes avec de belles paroles de ce style ; chacune a eu droit à sa ribambelle de « meilleurs vœux »…
Et pas seulement des voeux privés : des voeux officiels, émis de la manière la plus sérieuse et la plus solennelle à tous les échelons de l’Etat…
Et aussi des voeux très officiels entre Etats, présentés par des services diplomatiques, cabinets ministériels et autres services d’ambassades tous plus sérieux, tous plus sincères, tous plus urbains les uns que les autres. De chefs d’Etat à chefs d’Etat, de Présidents à Rois, d’Altesses à Chanceliers, de Sérénissimes à Excellences, de directeurs à commandants, de Saintetés à Béatitudes… Tous ces vœux ! Exprimés en un langage si beau, en un discours porteur de tant de promesses, en une langue se référant à tant de valeurs humanistes : une langue faite d’un bois tellement pourri que tout cela n’est plus qu’insignifiance !
Un vrai feu d’artifice mondial de fumée : « Vanité des vanités, disait l’Ecclésiaste ; vanité des vanités, et tout est vanité » (Eccl. I, 2).
Nous découragerons-nous ?
Allons ! Essayons encore…
En prenant du recul (ou de l’altitude), n’est-il pas envisageable de dire : « je vous souhaite une année de réflexion et de questionnement » ?
Cela vous semble trop pédant ?
Alors plutôt peut-être : « Je vous souhaite les vrais accomplissements de ce qu’il y a de plus spirituel dans vos vies » ?
Ah ! Vous trouvez que ça fait trop « curé »…
Certes en entendant de tels voeux, votre voisine de palier risque 1) de se demander si vous n’êtes pas entré dans une secte et 2) d’oublier de vous tendre la boite de chocolats qu’elle avait pourtant dans les mains !
« Je vous souhaite une année d’intensité en tout ce que vous entreprendrez… »
Trop « marketing » !…
« Que cette année soit pleine de beauté profonde et d’expériences d’authenticité… »
Un peu « new age »…
Et ceci : « Que l’aventure soit au rendez-vous de chacun des jours de cette nouvelle année » ?
Oui, je sais, ce n’est peut-être pas le plus adapté pour vos vieux oncles et tantes perclus de rhumatismes qui ne se sentent plus l’âme et l’entrain d’Indiana Jones…
Que faut-il faire alors ?
Se contenter du très très très usé : « Bonne année ! Bonne santé ! » ?
Mais certaines personnes peuvent se révéler très dangereuses en bonne santé : un menteur – pour ne prendre qu’un seul exemple – répand ses mensonges avec bien plus d’assurance et de force de persuasion quand il est au mieux de sa forme !
C’est là toute la problématique du « bon couteau » soulevée par Platon. Un « bon couteau » est celui qui coupe bien, voire très bien. Néanmoins, dans la main d’un assassin, quel est vraiment le « bon couteau » : celui qui coupe ou bien celui qui ne coupe pas – à savoir un mauvais, voire très mauvais couteau – ?
Alors ? S’abstenir de présenter ses vœux ?
Passer son tour et attendre l’année prochaine ?
Mais le problème se représentera tel quel dans un an… et il faudra bien recommencer, tout comme l’année recommence.
Année nouvelle et nouvelle avalanche de vœux pieux sans effets réels ?
Problème sans solution ?
Laisserons-nous tomber ?
Non ! Il doit tout de même bien exister un moyen d’offrir des voeux qui soient vraiment positifs, ni trop vagues ni trop étroits, ni trop généraux ni banals, ni pédants ni cucul la praline !!!
Lully.
(à suivre ici > 7ème et dernière partie)
