Mercredi des Quatre-Temps de Pentecôte.
« Qu’on étudie la vie des « saints manqués », je veux dire prêtres, religieux et simples fidèles, fervents et zélés, pieux et dévoués, mais qui cependant n’ont pas été des saints tout court : on constatera que ce qui a manqué, ce n’est ni une vie intérieure profonde, ni un sincère et vif amour de Dieu et des âmes, mais une certaine plénitude dans le renoncement.
Aimer Dieu, Le louer, se dévouer, se fatiguer, se tuer même à Son service, autant de choses qui attirent les âmes généreuses, mais mourir totalement à soi, obscurément, dans le silence intime de l’âme, se déprendre, se laisser détacher à fond de tout ce qui n’est pas Dieu, voilà l’holocauste secret devant lequel reculent la plupart des âmes, le point exact où leur chemin bifurque entre une vie fervente et une vie de haute sainteté ».
Rd. Père Joseph de Guibert sj.,
in « Dictionnaire de spiritualité », article abnégation col. 106.
Le Tintoret : la Vierge à l’Enfant avec les Saints Augustin, Catherine d’Alexandrie, Marc l’Evangéliste et Jean-Baptiste
(vers 1545-1550)
Musée des Beaux-Arts de Lyon
Chers Amis du Refuge Notre-Dame de Compassion,
Beaucoup d’entre vous aiment à lire des biographies de saints ; et ils ont bien raison !
Souvenons-nous que c’est la lecture de la vie des saints, d’abord résignée et presque forcée, puisque c’était le seul ouvrage qui se trouvât au château de Loyola et qu’en conséquence il n’avait que cela pour meubler les longues journées de sa convalescence, qui fit rentrer Saint Ignace en lui-même et lui fit désirer d’embrasser à son tour les voies de la sainteté.
Ainsi que le chante la préface des saints (au propre de la plupart des diocèses de France), Dieu nous octroie dans leur fréquentation un exemple – et conversatione exemplum -, dans la communion avec eux une communauté – et communione consortium -, dans leur intercession un secours – et intercessione subsidium – ; « afin que, enveloppés d’une telle nuée de témoins, par la patience nous courrions au combat qui nous est proposé et recevions avec eux l’impérissable couronne de gloire : ut tantam habentem impositam nubem testium, per patientiam curramus ad propositum nobis certamen, et cum eis percipiamus immarcescibilem gloriae coronam ».
Lorsque j’étais jeune religieux, outre les vies des saints, je me suis très rapidement passionné pour les écrits des saints, en particulier les grands maîtres de la vie spirituelle, ainsi que les études sur leurs enseignements et leur spiritualité.
C’est ainsi que j’avais souvent recours au « Dictionnaire de Spiritualité. Ascétique et mystique. Doctrine et histoire », œuvre monumentale qui avait commencé à paraître en 1932 et n’était alors pas encore achevée (elle ne le sera qu’en 1995).
Je me permets au passage de faire remarquer que, bien évidemment, une publication de cette importance (environ 60.000 pages), réalisée sur plus de six décennies, si elle était pleinement catholique au départ, se ressent – d’année en année et de volume en volume – de l’évolution moderniste et progressiste qui s’est fait jour dans la Sainte Eglise et y a occasionné tant de sinistres : c’est donc in fine une œuvre tout-à-fait inégale dans laquelle on trouve des études absolument passionnantes qui côtoient des articles absolument détestables. Tout dépend des auteurs et contributeurs, de leur mentalité et de leur degré de contamination par l’hérésie. Fermons la parenthèse.
Le Révérend Père Joseph de Guibert (1877-1942), jésuite d’une haute et profonde spiritualité, théologien solide et auteur passionnant, a enrichi les premiers fascicules du « Dictionnaire de Spiritualité » de plusieurs articles remarquables : tout particulièrement celui intitulé « abnégation » : j’étais novice lorsque je le découvris ; je l’ai lu et relu ; je m’en suis même alors servi comme base de mes méditations et oraisons pendant plusieurs semaines. C’est de lui qu’est extraite la citation que j’ai placée ci-dessus : une citation que j’avais alors copiée dans mes carnets personnels, et que j’ai souvent reprise et méditée pendant mes plus de quarante années de vie religieuse, surtout lorsque je me trouvais à un tournant important ou à une étape décisive.
Que me disaient, que me disent encore ces lignes percutantes ?
Qu’il ne suffit pas d’avoir une authentique vie intérieure, qu’il ne suffit pas d’être animé par un sincère et réel amour de Dieu et du salut des âmes, qu’il ne suffit pas d’être fervent et zélé, d’être pieux et dévoué, pour arriver à la sainteté.
En nos temps de confusion théologique et spirituelle, où le sentimentalisme et l’affectivité priment sur la raison et l’objectivité des faits, il est si fréquent d’entendre dire – à la mort d’une personne ou à ses funérailles par exemple - qu’il était un saint, simplement parce que c’était une plutôt bonne personne, avec des qualités humaines réelles, certes.
Mais ce n’est pas cela la sainteté.
Relisons-le ; redisons-le ; insistons : il ne suffit pas d’avoir une authentique vie intérieure, il ne suffit pas d’être animé par un sincère et réel amour de Dieu et du salut des âmes, il ne suffit pas d’être fervent et zélé, d’être pieux et dévoué, pour être un saint.
Si on en reste là, on ne sera jamais qu’un « saint manqué ».
A l’occasion d’un premier samedi du mois, j’ai entendu, à la fin de la récitation d’un rosaire entier, la très pieuse personne qui avait dirigé la prière réciter une adresse à Dieu – dont je n’ai malheureusement pas retrouvé le texte exact – qui Lui demandait que nous puissions vivre notre vie chrétienne « sans héroïsme ».
Cela m’a laissé dans une grande perplexité. Je crois comprendre que ce qui était demandé était, en définitive, une conversion de la société qui ferait en sorte que les fidèles n’auraient pas à ramer constamment à contrecourant au prix d’efforts continus – et souvent épuisants – pour vivre en conformité avec la foi… Mais « sans héroïsme » ?
De manière traditionnelle (je ne suis pas certain que cela soit toujours le cas de nos jours), lorsque il y a un procès canonique en vue de la béatification d’une personne, on passe par le menu sa vie et ses œuvres pour savoir si elle a exercé les vertus chrétiennes à un degré héroïque. Le premier degré de reconnaissance qu’une personne pourra être éventuellement béatifié est de ce fait appelé « Décret de reconnaissance de l’héroïcité des vertus », et il est promulgué lorsqu’on a pu répondre en tous points par l’affirmative à cette question : « A-t-on la certitude sur l’héroïcité des vertus théologales de Foi, d’Espérance et de Charité envers Dieu et le prochain, ainsi que sur les vertus cardinales de Prudence, de Justice, de Force et de Tempérance et celles qui s’y rattachent, dans le cas et pour l’effet dont il s’agit ? ».
Sans héroïsme, donc, on aura peut-être de « bonnes » et « pieuses » personnes, mais on n’aura pas de saints.
Juste des « saints manqués » !
« Qu’on étudie la vie des « saints manqués », je veux dire prêtres, religieux et simples fidèles, fervents et zélés, pieux et dévoués, mais qui cependant n’ont pas été des saints tout court : on constatera que ce qui a manqué, ce n’est ni une vie intérieure profonde, ni un sincère et vif amour de Dieu et des âmes, mais une certaine plénitude dans le renoncement.
Aimer Dieu, Le louer, se dévouer, se fatiguer, se tuer même à Son service, autant de choses qui attirent les âmes généreuses, mais mourir totalement à soi, obscurément, dans le silence intime de l’âme, se déprendre, se laisser détacher à fond de tout ce qui n’est pas Dieu, voilà l’holocauste secret devant lequel reculent la plupart des âmes, le point exact où leur chemin bifurque entre une vie fervente et une vie de haute sainteté ».
La citation du Révérend Père de Guibert nous secoue, nous aiguillonne, nous provoque à un sérieux examen : aspiré-je seulement à une honnête piété et ferveur, ou bien nourris-je l’ambition d’être véritablement un saint ?
La sainteté est ce que Dieu veut pour nous : « La volonté de Dieu, c’est votre sanctification : haec est enim voluntas Dei, sanctificatio vestra » (1 Thess. IV, 3) ; « De même que Celui qui vous a appelés est saint, soyez saints vous aussi dans toute votre conduite, car il est écrit : ‘Vous serez saints parce que Moi Je suis saint’ : secundum eum qui vocavit vos, sanctum, et ipsi in omni conversatione sancti sitis, quoniam scriptum est : Sancti eritis, quoniam ego sanctus sum » (1 Petr. I, 15-16).
Suis-je donc vraiment en plein accord avec la sainte volonté de Dieu ?
Placé-je cette volonté de devenir un saint – et de ne pas rester au stade de « saint manqué »- en tête de mes projets et résolutions de vie ?
Ou bien la sainteté arrive-t-elle derrière mes projets personnels de carrière, derrière mes goûts personnels, après mes ambitions terrestres, un peu comme une option, c’est-à-dire plutôt secondaire, voire facultative ?
La plénitude des cinquante jours explose en cette rayonnante octave de pourpre et d’or où – après avoir imploré pendant neuf jours le renouvellement et l’amplification de la divine effusion accomplie lors de la première Pentecôte – nous nous extasions dans la répétition des supplications de l’ardente séquence : « Lava quod est sordidum, riga quod est aridum, sana quod est saucium, flecte quod est rigidum, fove quod est frigidum, rege quod est devium : lavez ce qui est souillé, irriguez ce qui est aride, guérissez ce qui est blessé, assouplissez ce qui est raide, réchauffez ce qui est froid, redressez ce qui est tordu… » (séquence de Pentecôte). Cette imploration quotidienne en ces jours n’est-elle pas bienvenue pour nous secouer, pour nous porter à une reviviscence héroïque de nos vies trop facilement ankylosées par le poids de nos routines et de nos ambitions ratatinées aux horizons terrestres ?
Que veux-tu être : un « saint manqué », ou un vrai saint ?
« Mentes nostras, quǽsumus, Dómine, Paráclitus, qui a te procédit, illúminet, et indúcat in omnem, sicut tuus promísit Fílius, veritátem : nous Vous le demandons, Seigneur, que le Paraclet, qui procède de Vous, illumine nos esprits, et, ainsi que l’a promis Votre fils, qu’Il nous conduise dans la pleine vérité » (première collecte du mercredi des Quatre-Temps de Pentecôte).
Frère Maximilien-Marie du Sacré-Cœur.