2023-51. Le Mandatum et la Cène royale dans la monarchie française.

Mercredi de la Passion.

   A huit jours du Jeudi Saint, et parce que la Semaine Sainte est déjà très riche de textes à approfondir, prier et méditer, voici une très belle étude réalisée par l’un des prêtres membres de la Confrérie Royale, qui a été envoyée à tous ses membres en guide de lettre mensuelle à l’occasion du 25 mars 2023.
Vous pouvez compléter cette lecture avec celle de notre publication du 28 mars 2013 (voir > ici) concernant le « Dernier Jeudi Saint de la Monarchie Très Chrétienne ».

Giotto di Bondone le lavement des pieds - Padoue

Giotto di Bondone (1266/67-1337) : le lavement des pieds [chapelle Scrovegni - Padoue]

frise fleurs de lys

Le Mandatum et la Cène royale dans la monarchie française.

       La cérémonie du lavement des pieds ou Mandatum (note 1) du Jeudi saint est sans doute l’une des plus originales que nous offre l’année liturgique, au cœur de ce splendide écrin qu’est le Triduum pascal. Le lavement des pieds constitue matériellement un acte tout à fait anodin et spirituellement un modèle de grande élévation mystique, consistant en l’imitation de Jésus-Christ : « En vérité, en vérité, je vous le dis, le serviteur n’est pas plus grand que son maître, ni l’apôtre plus grand que celui qui l’a envoyé » (note 2). Il s’agit surtout d’un exemple d’humilité à l’instar des abaissements du Verbe incarné, à la veille de la grande Passion qu’il allait souffrir et offrir pour la rédemption du monde.

   L’exemple vient d’en haut. Depuis le haut Moyen Âge, les grands de la Chrétienté, papes et évêques, empereurs et rois, prirent l’habitude de commémorer le lavement des pieds au cours d’une véritable cérémonie liturgique, en marge de la Messe in Cœna Domini. Le roi de France, fils aîné de l’Église, avait le devoir de se soumettre à cet usage. Le mot « Mandatum » a donné le mot français « mandé », inusité aujourd’hui, et le mot anglais « Maundy », toujours employé pour désigner le Jeudi saint – « Maundy Thursday ». « Maundy » vient aussi du mot « maund » qui désignait une corbeille destinée à recevoir les aumônes. En effet, le jour du Jeudi saint était à la fois consacré au service liturgique humiliant du lavement des pieds, mais aussi à la distribution d’aumônes aux pauvres. Les deux vont de pair et se sont retrouvés unis au cours de la même célébration.

Robert le Pieux et saint Louis : lorsque le roi très chrétien servait les pauvres

   Le roi Robert II le Pieux († 1031) semble avoir été le premier à introduire à la cour le rituel du lavement des pieds (note 3) auquel il se soumettait régulièrement. Le roi acceptait de laver les pieds à douze pauvres vieillards, leur distribuait une aumône, avant de leur offrir un repas et de les servir lui-même à table, en compagnie d’autres princes et grands officiers de la cour (note 4). Nous lisons, dans la Vie de Robert le Pieux composée par le moine et chroniqueur Helgaud de Fleury († 1048), une belle description du rituel accompli par le fils d’Hugues Capet :

« De plus, le jour de la cène du Seigneur, il assemblait avec soin au moins trois cents pauvres, et lui-même, à la troisième heure du jour, servait à genoux, de sa sainte main, des légumes, des poissons, du pain à chacun d’eux, et leur mettait un denier à la main. Ce fait admirable pour ceux qui le virent dans un tel office, ne sera pas cru par ceux qui ne l’ont pas vu. À la sixième heure, il réunissait cent pauvres clercs, leur accordait une ration de pain, de poissons et de vin, gratifiait d’un denier douze d’entre eux, et chantait pendant ce temps, de cœur et de bouche, les psaumes de David ; après cela, cet humble roi préparait la table pour le service de Dieu, déposait ses vêtements, couvrait sa chair d’un cilice, et s’adjoignait le collège des clercs, au nombre de cent soixante, ou plus encore ; il lavait, à l’exemple du Seigneur, les pieds de ces douze pauvres, les essuyait avec ses cheveux, les faisait manger avec lui ; et au mandatum Domini, donnait à chacun d’eux deux sous (note 5) . »

   Ce bel extrait montre que le rituel auquel le roi de France s’appliquait le jour du Jeudi saint ne se limitait pas uniquement au lavement des pieds des douze pauvres. Plusieurs repas successifs, accompagnés de distribution d’aumônes, étaient servis par le roi en personne, à de nombreux indigents (300 pauvres laïques, 100 pauvres clercs et les 12 pauvres du Mandatum). Le lavement des pieds était placé entre le deuxième et le troisième repas.

Saint Louis lavant les pieds des pauvres et des mendiants

Saint Louis, lavant les pieds d’un mendiant.
Enluminure des Grandes Chroniques de France, XIVe siècle.
Paris, BnF, Mss. fr. 2813, f° 265.

   Le grand saint Louis (1214-1270) ne se contenta pas d’imiter son pieux ancêtre. Ses journées étaient consacrées, à côté de ses tâches proprement royales, au service des pauvres : « Les jours de fête, il réunissait deux cents pauvres dans son palais, et les servait lui-même à table (note 6). » Le Jeudi saint, il donnait un exemple solennel devant toute la cour :

« Mais le jeudi saint, autorisé par l’exemple du Sauveur, il ne craignait pas de le faire devant sa cour. En ce saint jour, il lavait les pieds à treize pauvres, et leur donnait quarante deniers. Plus tard, lorsque ses fils étaient près de lui, il leur faisait faire de même. Et ce n’était point, comme nous le voyons encore dans le rituel de cette fête aujourd’hui, une pure cérémonie […]. Un jour un des vieillards, prenant fort au sérieux l’office dont le roi s’acquittait, et voulant profiter de l’occasion, lui fit remarquer que les doigts de ses pieds n’étaient pas propres à l’intérieur, et le pria en toute simplicité de les nettoyer. Ceux qui étaient là s’indignaient contre ce malotru, qui demandait au roi un tel service. Mais le pieux roi, faisant droit à sa requête, fit humblement ce qu’il souhaitait, lava les doigts, les essuya et y joignit le baiser de charité (note 7). »

   On peut s’étonner du fait que treize pauvres au lieu de douze étaient choisis. Dom Guéranger rappelait une tradition puisée dans la vie de saint Grégoire le Grand († 604). « Ce grand Pontife lavait chaque jour les pieds à douze pauvres qu’il admettait ensuite à sa table. Un jour, un treizième pauvre se trouva mêlé avec les autres, sans que personne l’eût vu entrer ; ce personnage était un Ange que Dieu avait envoyé pour témoigner par sa miraculeuse présence combien était agréable au ciel la charité de Grégoire (note 8). »

   Saint Louis fut le modèle par excellence du « roi très chrétien ». Ce titre était un honneur mais représentait surtout de grands devoirs à accomplir pour le monarque français. Ses successeurs ne pouvaient pas se dispenser d’imiter le saint roi dans sa vie de charité envers les pauvres. Le Jeudi saint était pour eux l’occasion de donner un témoignage public de cet esprit de service.

La pratique des Bourbons : un cérémonial élaboré

   Henri IV, fraîchement (re)converti au catholicisme, célébra son premier Jeudi saint, en qualité de roi de France et de Navarre, au palais du Louvre, en 1594. Il sacrifia sans peine à la tradition de ses ancêtres. Voici ce qu’écrivait le chroniqueur Pierre de l’Estoile († 1611) : « Le jeudi absolut, 7 de ce mois, le Roy fist au Louvre la cerimonie accoustumée du lavement des pieds, où M. de Bourges prescha ; alla dans l’hostel Dieu visiter tous les pauvres, et leur donna à chacun l’ausmonne de sa propre main, sans en oublier un seul ; et après les exhorta à l’amour de Dieu et de leurs prochains, et à patience. Chose belle à un roy (note 9). »

   En 1643, Louis XIII mourant confia au petit dauphin, âgé de quatre ans, la tâche de remplir ce si honorable ministère :

   « Sa Majesté n’ayant pu assister le Jeudi-Saint à la cérémonie ordinaire de la cour, parce que sa santé n’est pas entièrement parfaite […], Mgr le Dauphin fut substitué en la place de Sa Majesté et commença par un action d’humilité et piété, telle que celle qui se pratique tous les ans à pareil jour à la cour, de donner de grandes espérances d’une future piété. Plusieurs seigneurs se rendirent hier à Saint-Germain, d’où étant de retour, l’on a su comme avec grâce et douceur ce jeune prince avoit lavé les pieds aux pauvres, auxquels il a fait bailler à chacun certaine quantité de toille et de drap (note 10). »

Eustache le Sueur St Louis lavant les pieds des pauvres musée des Beaux-Arts de Tours

Saint Louis lavant les pieds des pauvres
par Eustache Le Sueur (1616-1655)
Cette toile, conservée au musée des beaux-arts de Tours,
est contemporaine des règnes de Louis XIII et Louis XIV
dont la pratique est décrite ci-dessus et ci-dessous

   Louis XIV continua sans peine la tradition qu’il avait dû si précocement accomplir. Concluant un sermon donné devant la cour, avant la cérémonie du lavement des pieds, en 1665, le prédicateur Guillaume Leboux (1621-1693), alors évêque de Dax, s’adressait en ces termes au jeune souverain de 27 ans :

   « Sire, Votre Majesté peut tirer de tous ces beaux exemples diverses instructions ; mais, en finissant, je ne dois m’arrêter qu’à celle qui lui est nécessaire dans le temps de cette sainte et auguste cérémonie, par laquelle un grand roi va renouveler aux pieds de ses sujets ce que le Seigneur a fait aux pieds de ses Apôtres. Que cette action faite dans l’esprit de la Foi, de la Charité et de la Religion si fortement enracinée dans le cœur de Votre Majesté, dispose saintement ce grand cœur à recevoir le don de cet ami. Qu’elle peut attirer de bénédictions sur sa personne ! Et il n’y a pas lieu de craindre d’avilir par là la majesté du roi ; et je puis dire au plus grand des rois ce qu’un panégyriste disait à un grand empereur : que lorsqu’il s’abaissait devant ses peuples, sa grandeur était en sûreté : Se ipsum submittens, securus magnitudinis suæ. Elle est en sûreté, Sire, cette grandeur royale, qui va paraître couverte des marques de la servitude. Car, après tout, Votre Majesté s’abaissant aux pieds de ses sujets, elle affermit encore par là ce trône de respect et d’amour, qu’il s’est élevé dans leur cœur. Il y a quelque chose de plus : elle s’élève par là un trône de gloire dans le sein de Dieu (note 11). »

   La portée spirituelle du rite du Mandatum accompli par le souverain ne faisait pas de doute. On relèvera surtout, dans ce bref extrait, les belles paroles répétées par Le Boux : « Se ipsum submittens, securus magnitudinis suæ ». En s’humiliant devant son peuple, le prince met sa couronne et la grandeur de sa mission en sûreté. Le lien fort qui unissait le monarque à son peuple était particulièrement mis en exergue le Jeudi saint. Le grand cérémonial imposé par Louis XIV à Versailles sut mettre encore plus en valeur le noble rite au cours duquel le roi était identifié au Christ Maître et Serviteur :

   « Chaque année, le Jeudi saint au matin, le roi faisait célébrer dans la grande salle des gardes de son palais la cérémonie de la Cène royale. Celle-ci se déroulait en trois temps. Le roi commençait par entendre une prédication et le chant du Miserere : désignée par le nom d’absoute, cette première partie était vraisemblablement le reliquat de l’antique cérémonie romaine de la réconciliation des pénitents le jour du Jeudi saint. Pour le lavement des pieds, Louis XIV se mettait à genoux devant treize garçons pauvres dont il lavait, essuyait et embrassait à chacun le pied droit. Enfin, durant la Cène royale proprement dite, il leur servait lui-même à manger, accompagné d’un certain nombre de courtisans soigneusement choisis, sur une table installée dans la même pièce (note 12). »

   Une autre description très précise, remontant aux années 1640, nous est donnée par Guillaume du Peyrat, aumônier de Louis XIII dans son Histoire ecclésiastique de la cour, publiée en 1645. Nous la restituons ici in extenso :

   « Le jeudi, dès six heures du matin, ces treize petits pauvres sont menez à la Fourrière (note 13), où le Barbier du commun de la maison du Roy leur raze les cheveux, & coupe les ongles du pied à chacun, puis on les fait chausser, & on leur baille à desieuner, & les officiers de la Fourrière leur lavent après les iambes & les pieds avec de l’eau tiede, & des herbes odoriferentes, afin que sa Majesté n’en reçoive aucune mauvaise odeur ; cela fait, ils sont habillez d’une petite robe de drap rouge, ayant un chaperon à hache, attaché derrière, avec deux aulnes de toile qui leur pendent depuis le col jusques en bas, où son enveloppez leurs pieds, & sont conduits par leurs pères & mères, ou quelqu’un de leurs parens, en la salle où se doit faire la cérémonie, & assis le long d’un banc, le dos tourné contre la table, où le Roy les doit servir, & le visage vers la chaire, où le grand Aumosnier, ou autre Prélat choisi pour faire ce jour le service divin devant sa Majesté, doit faire l’exortation sur le sujet de cette cérémonie. L’exhortation faite on chante le Miserere, à l’issuë duquel le grand Aumosnier, ou autre Prélat qui a fait l’exhortation, donne l’absolution, puis le Roy s’advance vers les enfans, & prosterné à deux genoux, commence à laver le pied droit au premier, & le baise, & ainsi continuë aux autres. Le grand Aumosnier de France, & en son absence, le premier Aumosnier tient le bassin d’argent doré, & l’un des Aumosniers servans tient le pied de l’enfant que le Roy lave, essuye, & baise après. Si le grand & le premier Aumosniers sont absens, l’un des deux Aumosniers servans qui sont en quartier, tient le bassin, & l’autre les pieds des enfans. Ce lavement estant fait, les enfans sont passés de l’autre costé de la table, où ils sont servis par le Roy, chacun de treize plats de bois, les uns pleins de légumes, les autres de poisson, & d’une petite cruche pleine de vin, sur laquelle on met trois pains, ou eschaudés (note 14), & puis le Roy passe au col à chacun d’eux une bourse de cuir rouge, dans laquelle il y a treize escus, laquelle est présentée à sa Majesté par le Thrésorier des aumosnes. Tous ces mets sont présentez au Roy par les Princes du sang royal, & autres Princes & grands Seigneurs qui se trouvent lors auprès de sa Majesté. Le premier Maistre d’Hostel en l’absence du Grand-Maistre de France (note 15) marchand devant eux avec son baston de premier Maistre d’Hostel en grande cérémonie ; & derrière les enfans y a un Aumosnier servant, qui prend tous les plats, si tost que le Roy les a mis sur la table, & les remet dans des paniers, ou corbeilles qui sont tenües par les pères & mères, ou parens des enfans, ausquels le tout appartient. Cette cérémonie ainsi parachevée, le Roy vient à la Messe avec une grande suite de Princes, Seigneurs, & Officiers de la Cour […] (note 16) »

Versailles chapelle royale - tribune de la musique petite voûte centrale

Chapelle royale du château de Versailles :
peinture à la voûte centrale de la tribune de la musique

   On voit bien, dans cette description, une claire distinction entre le rite du Mandatum, dont les ministres étaient les seuls ecclésiastiques, et le rite de la « Cène royale », auquel participaient les officiers laïques de la Cour. Le 17 avril 1715, le vieux Louis XIV se soumettait toujours, malgré son grand âge, mais fidèle à l’exemple qu’il avait le devoir de donner, à cette fatigante cérémonie. Une description très précise nous est donnée par le Nouveau Mercure galant, dans laquelle nous voyons tout le protocole entourant notamment la Cène royale, avec l’intervention des grands officiers et des princes du sang :

   « Le Jeudy Saint le Roy alla à neuf heures & demie du matin, accompagné de M. le Dauphin (note 17), de M. le Duc d’Orléans (note 18), & de tous les Princes, dans la Salles des Gardes, où l’on avoit dressé une Chaire pour le Prédicateur. Il y trouva 13 petits enfants couverts d’un drap rouge avec un grand linge qui leur pendoit au col, M. le Cardinal de Rohan, Grand Aumônier, en Habits Pontificaux. La Scène [sic] fut prêchée par M. l’Abbé Foissard, dont le Sermon fut très-applaudy, sur tout le compliment qu’il fit à S. M. qui convenoit fort à la cérémonie du jour, & à ce qu’il venoit de prêcher ; ayant prouvé dans les deux parties de son Discours l’abaissement de J. C. combattu par la raison humaine, & la raison humaine confonduë par l’abaissement de J. C. dans cette cérémonie. À la fin du Sermon M. le Cardinal monta en Chaire, ayant la Mitre sur la tête & la Crosse à la main. Les Chantres commencèrent d’entonner l’Antienne Intret. M. le Grand Aumônier ayant dit les Oraisons accoûtumées, donna l’Absoute, & le Roy alla incontinent laver les pieds des Apostres, ayant versé de l’eau dessus, & essuyé avec un linge, il les leur baisa. Cette cérémonie finie, on servit les pauvres dans cet ordre. M. Desgranges, Maistre des Cérémonies, précédé d’un Huissier, suivy de M. le Marquis de Dreux, Grand Maistre des Cérémonies, de 13 Maistres d’Hôtel chacun avec leur Bâton de Commandement, de M. le Marquis de Livry, Premier Maistre d’Hôtel, qui portoit aussi son Bâton, de M. le Duc, grand Maistre de la Maison du Roy, portant un Bâton parsemé de fleurs de lys d’or avec une Couronne d’or au bout. Ils marchoient les premiers, & en passant devant S. M. faisoient une révérence ; ensuite venoit M. le Dauphin, portant un plat de bois sur lequel étoient trois petits pains avec une galette ; M. le Duc d’Orléans portant un plat de même sur lequel estoit une cruche pleine de vin avec une coupe par-dessus, le tout de bois ; M. le Comte de Charollois, M. le Prince de Conty, M. le Prince de Dombes, M. le Comte d’Eu, & M. le Comte de Toulouse portant chacun un plat de poisson, de légumes, de confitures, ou de fruits, suivis du grand Échanson, du grand Pannetier, & des Gentilshommes servans qui faisoient en tout treize qui portoient aussi des plats de bois ornez de fleurs. En arrivant devant S. M. ils faisoient une révérence en luy présentant le plat que le Roy donnoit en même tems aux pauvres. Cette cérémonie commença jusqu’à 13 fois dans le même ordre, parce qu’on sert 13 plats à chaque pauvre qui estoient treize (note 19). Il faut remarquer qu’on alloit prendre ces plats dans une autre Salle assez esloignée, & que M. le Dauphin fit 13 fois le voyage, comme les autres Princes, marchant avec beaucoup de fermeté, & portant son plat avec beaucoup d’adresse, suivi toûjours de Madame de Ventadour sa Gouvernante (note 20). »

   Peu de différences en réalité avec les descriptions faites, sept décennies plus tôt, par du Peyrat, ce qui est le signe d’une continuité inchangée du cérémonial du Mandatum. Néanmoins, la description du Mercure nous fait entrevoir toute la solennité avec laquelle la monarchie a voulu entourer cette cérémonie, en y faisant participer les plus hauts personnages de la famille royale et de la Cour. L’exemple vient en effet d’en haut : en collaborant avec le souverain à ce rituel long et complexe, les acteurs du Mandatum et de la Cène royale manifestaient leur humble soumission au commandement du Seigneur, pleinement uni ici au commandement du Prince. Le souverain allait ensuite assister à la Messe du Jeudi saint à la chapelle. Toute cette journée, comme les autres jours saints, étaient consacrés à la cour à la commémoration des évènements de la Rédemption. La piété du monarque devait servir d’exemple aux princes et aux courtisans, et ce en dépit du relâchement moral et spirituel qui a affecté les élites du royaume de France au cours du XVIIIe siècle. Cet exemple de piété était doublé d’un exemple de charité, avec l’exercice d’une des principales œuvres de miséricorde qu’est l’aumône. La Cène royale représente la munificence du prince envers ses peuples, quand bien même un petit échantillon était seulement admis à bénéficier de ces largesses.

   La Cène royale eut aussi un pendant « féminin ». Ce fut le cas, en 1739, lorsque la reine Marie Leszczynska participa à une « Cène de la Reine » au cours de laquelle les plats étaient apportés par les princesses et les grandes dames de sa Maison (note 21). Auparavant, la reine procédait au lavement des pieds de treize filles pauvres. Ce n’était pas une nouveauté : en 1640, la grande Mademoiselle, nièce de Louis XIII, remplaçait Anne d’Autriche pour le Mandatum. Les deux Cènes étaient deux cérémonies bien distinctes, avec une prédication (un prédicateur), des officiers et des lieux différents (note 22).

   L’ultime cérémonie célébrée par la monarchie française eut lieu en 1830, au palais des Tuileries. « Un grand nombre de fidèles se pressoient pour être témoins de cet acte de piété. Puisse ce grand exemple n’être pas stérile pour eux ! » peut-on lire dans l’Ami de la Religion et du Roi (voir > ici). La révolution qui éclata en juillet suivant et l’avènement de Louis-Philippe sonnèrent le glas de ces usages si nobles et si touchants d’une si antique royauté inséparable de l’autel.

Mathias Balticensis

restitution de la chapelle des Tuileries sous la Restauration

Restitution de la chapelle royale aux Tuileries sous la Restauration
(d’après plusieurs documents d’époque)

Notes :

1 - Ce nom latin est tiré des paroles du Seigneur à ses Apôtres lors de la Cène : « Mandatum novum do vobis », « Je vous donne un commandement nouveau » Jn 13, 34.
2 – Jn 13, 16.
3 - Alexandre Maral, La chapelle royale de Versailles sous Louis XIV, Wavre, Mardaga, 2010 (2e éd.), p. 279.
4 – Abbé N.-J. Cornet, Beautés de l’Église catholique, représentées dans son culte, ses mœurs et ses usages, Liège, H. Dessain, 1857, p. 64.
5 – Mme Amable Testu, Cours d’histoire de France. Lectures tirées des chroniques et des mémoires avec un précis de l’histoire de France depuis les Gaulois jusqu’à nos jours, Paris, Lavigne, 1836, t. I, p. 188.
6 – H. Wallon, Saint Louis, Tours, Alfred Mame et fils, 1880, p. 40.
7 - Ibid., p. 41-42.
8 – Dom Prosper Guéranger, L’Année liturgique, La Passion et la Semaine sainte, Paris, H. Oudin, 1900, p. 441.
9 – Pierre de L’Estoile, Journal de Henri III, de Henri IV et de Louis XIII, Paris, Foucault, 1826, t. III, p. 46.
10 – Lettre de Chanu, député de Lyon, au consulat (3 avril 1643), citée in G. Fagniez, « Paris jugé par la province. Extraits de la correspondance adressée au consulat de Lyon par les députés de cette ville à la Cour (1595-1645) », Bulletin de la Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, 23e année (1896), p. 59.
11 - « Deux sermons inédits de Leboux prononcés devant Louis XIV le Jeudi-Saint pour la cérémonie du lavement des pieds », Revue du Clergé Français, 3e année, t. XII (1897), p. 164.
12 - Gérard Sabatier, Margarita Torrione, ¿ Louis XIV espagnol ? Madrid et Versailles, images et modèles, Versailles, CRCV, 2009, p. 227.
13 - La fourrière désigne le lieu où se trouvaient les services du fourrier, officier chargé d’assurer les vivres et le logement de la cour. 
14 – Biscuits de pâte légère ébouillantée.
15 - Officier chargé de la surintendance générale de la Maison du Roi. 
16 – Guillaume du Peyrat, L’histoire ecclésiastique de la cour ou les antiquitez et recherches de la chapelle, et oratoire du roy de France depuis Clovis I jusques à notre temps, Paris, Henry Sara, 1645, p. 774-775.
17 - Futur Louis XV. 
18 – Futur régent du royaume. 
19 – Il faut remarquer que tous ces plats n’étaient pas consommés sur place. Une bonne partie d’entre eux étaient donnés en aumône aux petits pauvres et à leurs familles.
20 - Nouveau Mercure galant, mai 1715, p. 127-133.

Vous pouvez laisser une réponse.

3 Commentaires Commenter.

  1. le 29 mars 2023 à 16 h 36 min Yves D. écrit:

    Encore une preuve qui détruit les mensonges des « historiens de la république », et qui souligne l’aspect religieux de notre Monarchie.

  2. le 29 mars 2023 à 8 h 33 min Goës écrit:

    Une belle cérémonie que ce lavement de pied qui existe toujours tous les ans chez les religieux de la Tradition .

  3. le 29 mars 2023 à 5 h 27 min Abbé Jean-Louis D. écrit:

    Très belle et bonne connaissance de ce Mandatum et de la Cène royale dans la monarchie française que j’ignorais! Cela prépare bien à vivre le lavement des pieds et la Cène que nous allons vivre dans la liturgie du Jeudi-Saint.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>

A tempo di Blog |
Cehl Meeah |
le monde selon Darwicha |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | mythologie
| jamaa
| iletaitunefoi