2022-52. Chante et marche !
Samedi in albis.
Le recueil des textes des prédications de notre Bienheureux Père Saint Augustin contient de très nombreux sermons pour la fête de Pâques et pour les jours qui la suivent. En ce samedi « in albis », méditons à l’aide de celui qui suit, où le Docteur d’Hippone se livre à des commentaires sur le sens de l’Alléluia en rapport avec notre vie terrestre et ses luttes, en rapport avec l’espérance de notre victoire finale et la résurrection de notre corps lui-même, à la suite du Christ ressuscité.
Anges chanteurs
(détail du retable de l’Agneau mystique, de Jan van Eyck)
Sermon CCLVI
de
notre Bienheureux Père Saint Augustin,
qui est le vingt-septième pour la semaine de Pâques :
La louange divine.
§ 1. Pour chanter l’Alléluia en pleine cohérence, il faut que tout en nous loue Dieu. De ce point de vue ce chant ne convient parfaitement qu’au ciel. Ne laissons pas toutefois de le répéter sur la terre malgré les tentations et les épreuves : d’abord parce que c’est le lieu où Dieu nous délivre du mal.
C’est au Seigneur notre Dieu que je dois d’être présent de corps parmi vous et de chanter l’Alléluia avec votre charité. Alléluia signifiant « Louez Dieu », louons le Seigneur, mes frères, louons-Le par notre conduite et par nos paroles, par nos sentiments et par nos discours, par notre langage et par notre vie. Dieu ne veut aucun désaccord dans celui qui répète ce chant. Commençons donc par mettre d’accord en nous la langue avec la vie, la conscience avec les lèvres ; oui, mettons d’accord nos mœurs avec nos paroles, dans la crainte que nos bonnes paroles ne rendent témoignage contre nos mauvaises mœurs.
Oh ! que l’Alléluia sera heureux dans le ciel, où les anges sont le temple de Dieu. Là, que l’accord parfait en louant Dieu ! quelle allégresse assurée en Le chantant ! Là encore, point de loi dans les membres pour résister à la loi de l’esprit ; point de lutte dans la convoitise pour menacer la charité d’une défaite. Afin donc de pouvoir chanter alors l’Alléluia avec sécurité, chantons-le maintenant avec quelque sollicitude.
Pourquoi avec sollicitude ? Tu ne veux pas que j’en aie lorsque je lis : « La vie humaine n’est-elle pas sur la terre une épreuve ? » (Job VII, 1). Tu ne veux pas que j’en aie lorsqu’on me crie : « Veillez et priez pour que vous n’entriez point en tentation ? » (Marc, IV, 38). Tu ne veux pas que j’en aie quand les tentations sont tellement nombreuses, que la prière même nous prescrit de dire : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » ? - Hélas ! nous demandons chaque jour, et chaque jour nous contractons des dettes -. Tu ne veux pas que j’en aie, lorsque j’implore chaque jour le pardon de mes péchés et du secours dans mes dangers ? Car si je dis, en vue de mes péchés passés : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous-mêmes pardonnons à ceux qui nous ont offensés », j’ajoute aussitôt, en vue des périls dont je suis menacé : « Ne nous induisez pas en tentation » (Matt. VI, 12-13). Comment de plus le peuple chrétien est-il au sein du bonheur, puis qu’il crie avec moi : « Délivrez-nous du mal » ?
Toutefois, mes frères, au milieu même de ce mal, chantons l’Alléluia, en l’honneur de ce Dieu bon qui nous en délivre.
Pourquoi regarder autour de toi en cherchant de quoi Il te délivre, puisque réellement Il te délivre du mal ? Ne va pas si loin, ne porte pas de tous côtés le regard de ton esprit. Rentre en toi-même, regarde-toi ; c’est en toi qu’est le mal, et Dieu te délivre de toi lorsqu’Il te délivre du mal. Ecoute l’Apôtre et comprends de quel mal tu as besoin d’être délivré : « Je me complais, dit-il, dans la loi de Dieu selon l’homme intérieur ; mais je vois dans mes membres une autre loi qui résiste à la loi de mon esprit, et qui m’assujettit à la loi du péché, laquelle est » (Rom. VII, 22-25). Où est-elle ? « M’assujettit à la loi du péché, laquelle est dans mes membres ». Il me semble te voir captif de je ne sais quels peuples barbares ; il me semble te voir captif de je ne sais quelles nations étrangères ou de je ne sais quels autres maîtres parmi les hommes : « Laquelle est dans mes membres ». Crie donc avec lui : « Malheureux homme que je suis ! qui me délivrera ? » De quoi ? dis-le. L’un demande à être délivré du bourreau ; un autre, de la prison ; celui-ci, de l’esclavage chez les barbares ; celui-là, de la fièvre et de la maladie. Dites-nous, ô Apôtre, non pas où nous pouvons être envoyés ou conduits, mais ce que nous portons avec nous, ce que nous sommes ; dites donc : « Du corps de cette mort ». Du corps de cette mort ? Oui, « du corps de cette mort ».
§ 2. Saint Augustin se livre, sous la forme d’un dialogue fictif, à une explication du mystère de la rédemption de notre corps, lieu de beaucoup de nos combats, mais qui nous sera rendu purifié et ressuscité.
Ce corps de mort, dit un autre, ne fait point partie de moi ; il est pour moi une prison provisoire, une chaîne qui me retient pur quelque temps ; je suis dans ce corps de mort, je ne le suis pas.
— Raisonner ainsi est un obstacle à ta délivrance.
— Je suis esprit, dit-on, et non pas chair, seulement là chair me sert d’habitation ; une fois donc que j’en serai sorti , n’y serai-je pas étranger ?
— Voulez-vous, mes frères, que ce soit l’Apôtre ou moi qui réponde à ce raisonnement ?
Mais si c’était moi, peut-être que l’indignité du ministre rejaillirait sur la valeur de la réponse. Je me tais donc. Prête avec moi l’oreille au Docteur des gentils ; pour en finir, avec ton objection, écoute avec moi ce Vase d’élection. Ecoute, mais répète d’abord ce que tu viens de dire.
Tu disais donc ceci : Je ne suis pas chair, mais esprit. Le corps est une prison où je gémis ; une fois rompues ces chaînes et ce cachot tombé en ruines, je suis libre et je m’échappe. La terre reste à la terre et l’esprit rentre au ciel ; je m’en vais donc, je laisse ici ce qui n’est pas moi. N’est-ce pas là ce que tu disais ?
— C’est bien cela.
— Je ne répondrai pas ; répondez, ô Apôtre, répondez, je vous en conjure. Vous avez prêché pour qu’on vous entende ; vous avez écrit pour qu’on vous lise, tout nous invite à vous croire. Répétez : « Qui me délivrera du corps de cette mort ? La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur ». De quoi vous délivre-t-elle ? « Du corps de cette mort ».
Mais vous n’êtes pas le corps de cette mort ? Il répond : « Ainsi par l’esprit j’obéis moi-même à la loi de Dieu , et par le corps à la loi du péché » (Rom. VII, 22-25).
— « Moi-même ? » Comment vous-même feriez-vous des choses si différentes ?
— Si j’obéis par l’esprit, c’est que j’aime ; par la chair, c’est que je convoite ; il est vrai, je suis vainqueur si je ne consens pas au mal ; mais je lutte, car l’ennemi me presse vigoureusement.
— Mais une fois délivré de cette chair, ô Apôtre, est-il vrai que tu ne seras plus qu’un esprit ?
— En face de la mort, à laquelle nul n’échappe, l’Apôtre répond : Je ne laisse pas pour toujours mon corps, je le dépose pour quelque temps.
— Vous reviendrez donc dans ce corps de mort ? Mais quoi ? Ecoutons plutôt ses propres paroles. Comment donc rentrerez-vous dans ce corps de mort d’où vous avez demandé à être tiré, avec un accent si religieux ?
— Il est vrai, reprend-il, je rentrerai dans ce corps, mais ce ne sera plus le corps de cette mort.
— Ecoute donc, ignorant, écoute, toi qui fermes l’oreille à ce qu’on te lit chaque jour ; écoute comment il rentrera dans ce corps, sans que ce corps soit le corps de cette mort. Sans doute ce ne sera pas un autre corps ; mais « il faut que, corruptible, ce corps se revête d’incorruptibilité, et que mortel, il se revête d’immortalité » (1 Cor. XV, 53). Mes frères, lorsque l’Apôtre prononçait ces mots : Ce corps corruptible, ce corps mortel, ne semblait-il pas toucher sa chair avec sa parole ? Il n’aura donc pas un autre corps.
— Non, dit-il, je ne dépose pas ce corps de terre pour reprendre en place un corps aérien ou un corps éthéré. C’est le même corps que je reçois, mais il ne sera plus « de cette mort ». Il faut donc « que corruptible, ce corps », et non pas un autre, « se revête d’incorruptibilité, et que mortel, ce corps », et non pas un autre, « se revête d’immortalité. Alors s’accomplira cette parole de l’Ecriture : « La mort a été anéantie dans sa victoire ».
Chantez l’Alléluia : « Alors s’accomplira cette parole de l’Ecriture », ce cri de triomphe et non ce chant du combat : « La mort a été anéantie dans sa victoire ».
Chantez l’Alléluia : « O mort, où est ton aiguillon ? »
Chantez Alléluia : « Or l’aiguillon de la mort est le péché » (1 Cor. XV, 53-56). Tu chercheras sa place, mais sans même la trouver (cf. Ps. XXXVI, 10).
§ 3. Si nous sommes ici-bas dans le temps des combats, nous sommes en même temps dans le temps de la victoire, car Dieu ne permet pas que nous soyons tentés au-delà de nos forces : en permettant des épreuves, Il nous aide aussi à en triompher. Voilà pourquoi il nous faut avancer avec courage.
Ici encore, au milieu de tant de dangers et de tentations, nous et les autres, chantons l’Alléluia. « Car Dieu est fidèle, et Il ne permettra pas, est-il dit, que vous soyez tentés au-dessus de vos forces ». Ici donc, pour ce motif, répétons Alléluia. L’homme est encore coupable, mais Dieu est fidèle. Il n’est pas dit de Lui qu’Il ne permettra pas que vous soyez tentés, mais : « Il ne permettra pas que vous soyez tentés au-dessus de vos forces ; Il vous fera une issue dans la tentation, afin que vous puissiez persévérer » (1 Cor. X, 13). Tu es entré dans cette tentation ; Dieu te ménage une issue afin que tu ne succombes pas ; afin que si la prédication te façonne, la tribulation te durcisse comme le vase du potier. Donc en y entrant, songe à cette issue, car Dieu est fidèle ; « Il veillera sur ton entrée et sur ta sortie » (Ps. CXX, 8).
Or, quand ce corps sera devenu immortel et incorruptible, quand il n’y aura plus aucune tentation, attendu que le corps aura passé par la mort ; pourquoi ? « A cause du péché »; — « L’esprit sera plein de vie » ; pourquoi ? « A cause de la justification ». Laisserons-nous donc ce corps mort ? Non, écoute : « Si l’Esprit de Celui qui a ressuscité le Christ d’entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité le Christ d’entre les morts vivifiera aussi vos corps mortels » (Rom. VIII, 10-11). Notre corps maintenant est un corps animal, il sera alors tout spirituel. Car si « le premier homme a été fait pour être une âme vivante, le dernier l’a été pour être un esprit vivifiant » (1 Cor. XV, 44-45). Voilà pourquoi « Il vivifiera aussi vos corps mortels, à cause de Son Esprit qui habite en vous ».
Oh ! que l’on sera heureux, que l’on sera tranquille alors en chantant l’Alléluia ! Là, point d’adversaire ; et quand il n’y a point d’ennemi, on ne perd aucun ami. Là nous chanterons les louanges de Dieu. Ici encore nous les chantons ; mais ici c’est au milieu de nos sollicitudes ; ce sera là sans inquiétude ; ici nous devons mourir, là vivre toujours ; ici nous n’avons que l’espérance, là la réalité ; ici nous sommes en voyage, et là dans notre patrie. Maintenant donc, mes frères, chantons, non pour égayer notre repos, mais pour alléger notre travail. Chante, mais comme chanteraient les voyageurs ; avance donc en même temps ; charme tes fatigues en chantant, garde-toi d’aimer la paresse ; chante et marche.
Marche ! qu’est-ce-à-dire ? Fais des progrès, mais des progrès dans le bien, car il en est, dit l’Apôtre, qui en font dans le mal (cf. 2 Tim. II, 13). Tu marcheras dont en faisant des progrès ; mais que ce soit dans le bien, que ce soit dans la bonne foi, que ce soit dans les bonnes mœurs ; chante et avance ! Ne t’égare pas, ne te retourne pas, ne reste pas en chemin !
Prière après le sermon :
Tournons-nous avec un cœur pur vers le Seigneur notre Dieu, le Père tout-puissant ; rendons-Lui, dans la mesure de notre petitesse, d’immenses et abondantes actions de grâces ; supplions de toute notre âme Son incomparable bonté de daigner agréer et exaucer nos prières ; qu’Il daigne aussi, dans Sa force, éloigner de nos actions et de nos pensées l’influence ennemie, multiplier en nous la foi, diriger notre esprit, nous donner des pensées spirituelles et nous conduire à Sa propre félicité. Au nom de Jésus-Christ, Son Fils et Notre-Seigneur, qui étant Dieu vit et règne avec Lui dans l’unité du Saint-Esprit et durant les siècles des siècles. Ainsi soit-il !
L’adoration de l’Agneau
(détail du retable de l’Agneau mystique, de Jan van Eyck)
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