2021-66. « Je descendis donc la rive droite du Rhône jusqu’au premier olivier… »
19 novembre,
Anniversaire du rappel à Dieu de Monsieur l’Abbé Bryan Houghton ;
Fête de Sainte Elisabeth de Hongrie, reine et veuve ;
Mémoire de Saint Pontien, pape et martyr.
Monsieur l’Abbé Bryan Houghton (2 avril 1911 – 19 novembre 1992)
Chers Amis du Refuge Notre-Dame de Compassion,
Vous savez quelle admiration nous entretenons pour ces bons prêtres qui dès la fin du concile vaticandeux et les débuts de la réforme liturgique qui l’a suivi, sont entrés en résistance et ont maintenu, envers et contre tout, la Sainte Messe latine traditionnelle, dans des conditions souvent très éprouvantes, au plan psychologique comme au niveau matériel.
En cette année 2021 particulièrement, avec le « motu sordido » (nous avons adopté le jeu de mots de l’un de nos amis, car il est évident que l’on ne peut accorder à ce document le bénéfice d’aucune propreté morale, d’aucune honnêteté intellectuelle et encore moins le lier à quelque charité ou sollicitude pastorale) publié le 16 juillet dernier, l’exemple de ces prêtres « résistants », courageux et inébranlables, est plus que jamais d’actualité !
Dans les pages de ce blogue, nous avons déjà fait mention à plusieurs reprises de feu Monsieur l’Abbé Bryan Houghton (cf. en particulier > ici, et > ici) et reproduit certains de ses textes (cf. > ici, > ici et > ici) ; nous voulons aujourd’hui vous rappeler ce passage, tout à la fois dramatique et désopilant, dans lequel il a raconté les circonstances de son arrivée à Viviers et la manière dont il obtint de célébrer la sainte Messe traditionnelle au maître-autel de la cathédrale tous les jours de semaine.
Angelots : détail du maître-autel de la cathédrale Saint-Vincent de Viviers
On se souvient que l’abbé Houghton avait envoyé à son évêque une lettre de démission de sa charge de curé qui prenait effet, de manière tout-à-fait significative, le jour où entrait en vigueur la « nouvelle messe », c’est-à-dire au premier dimanche de l’Avent 1969 :
« (…) Je partirai le samedi 29 novembre 1969, à minuit.
Pour tout dire, le 20 octobre, la commission du cher vieux cardinal Lercaro publia une « instruction » qui précisait que la messe ancienne pouvait être dite : par les prêtres retirés, ou par les prêtres âgés, et sine populo c’est-à-dire sans assistance (…). Je n’avais que cinquante-huit ans, mais mon gâtisme était assez avancé pour que je souhaite dire l’ancienne messe (…).
Donc, je prenais ma retraite. Mais on ne prend pas sa retraite dans l’abstrait. Il faut se caser quelque part. Il m’était impossible de rester en Angleterre car une querelle n’aurait pas attendu l’autre : avec les évêques, avec le clergé, les réformateurs, les traditionalistes – avec tout un chacun. Non, il fallait quitter l’Angleterre et m’installer à l’étranger où tout le monde sait que les Anglais sont des handicapés mentaux, ce qui me vaudrait d’être traité avec douceur.
On m’offrait un asile merveilleux en Toscane – mais c’était bien loin. Quoi qu’il arrive, je suis Anglais : je devais pouvoir retourner au pays de temps à autre. D’un autre côté, il aurait été absurde de ne pas profiter du Midi. Je décidais de m’installer à la frontière nord du Midi. Oui, mais qu’est-ce qui marque cette frontière ? Oh, c’est très simple : les oliviers.
Je descendis donc la rive droite du Rhône jusqu’au premier olivier.
Le premier, à Lafarge, était passablement rachitique. Je m’arrêtais à la ville suivante, Viviers.
J’avais sur moi un chèque de banque : l’après-midi même, j’achetai une maison dans la Grand’Rue. En matière de vitesse pure, le notaire n’avait jamais rien vu de semblable.
Viviers : la « ville haute » ou « château » qui enferme la cathédrale Saint-Vincent dans un ensemble fortifié
où l’on trouve les anciennes maisons des chanoines et les restes du palais épiscopal médiéval.
Mon acquisition de la Grand’Rue était une jolie vieille maison construite au XVe siècle, restaurée au XVIIIe.
Je la repris de fond en comble : toiture, chauffage central, salle de bains, adoucisseur d’eau, etc. Mais, je dois le reconnaître, la Grand’Rue était plutôt misérable. Je savais lequel de mes voisins avait battu sa femme avant d’aller se coucher. Cela ne me dérangeait pas. Après tout, ma vie était finie. J’étais inutile – je ne pouvais pas être un de ces sacrés curés. Rien d’étonnant à ce que j’habite un bas quartier. Je savais que mes amis anglais ne s’en inquiéteraient pas, en grande partie par ignorance, et je ne pensais pas que mes amis français ne se préoccuperaient guère de ce que je devenais (…). Je dois avouer que j’avais mal jugé les Français. Ils furent d’une extraordinaire fidélité. Pas un ne manqua à l’appel. Les uns après les autres, ils explorèrent avec une certaine surprise, ma Rue-des-taudis. Mme de B… n’était jamais allée dans un endroit pareil. Elle repartir vers sa voiture et demanda à son chauffeur de l’accompagner jusque chez moi. Par égard pour eux, l’année suivante, j’achetai ma merveilleuse demeure au « château ».
Viviers est une charmante petite ville de trois-mille-six-cents habitants, faubourgs compris. Elle a été la capitale du Vivarais, province du Saint-Empire romain jusque vers 1306 où elle devint terre du Royaume. Elle possède le plus vieux sans doute des ghettos de France, car les Juifs n’avaient pas droit de cité en France, alors qu’ils l’avaient dans l’Empire. Parmi les conditions du rattachement, il y avait le maintien du ghetto. C’est aujourd’hui la rue de la Chèvrerie – probablement une corruption de Juiverie ! Elle est bordée d’un grand nombre de maisons du XIIIe siècle .
Dans l’ensemble, la ville est restée dans le piteux état où elle se trouvait à la fin des guerres de Religion dont elle souffrit beaucoup [note du blogue du Maître-Chat : la vieille ville de Viviers a fait, depuis plusieurs années maintenant, l’objet d’une importante campagne de réhabilitation et est devenue un quartier sauvegardé qui enchante les visiteurs]. Il y a cependant quelques très belles constructions du XVIIIe dues à l’infatigable Jean-Baptiste Franque, le grand architecte d’Avignon qui fut ville papale et se donna les attributs d’une petite métropole. Viviers est ville épiscopale depuis le Ve siècle. L’évêché, dessiné par Franque, est devenu l’hôtel de ville. L’évêque est installé dans un autre édifice de Franque, l’hôtel de Roqueplane, plus petit mais peut-être plus réussi encore. Ces deux bâtiments sont au niveau de la vieille ville. Du haut de son rocher, le « château » la domine. Il enferme la cathédrale et son campanile, seize maisons anciennes, un horrible couvent moderne et une magnifique terrasse où se dressait la forteresse défensive jusqu’à ce que les guerres de Religion l’endommagent et que le cardinal de Richelieu la fasse raser (…).
Aussitôt arrivé à Viviers, je téléphonai à l’évêque. Je découvris un homme doué d’une forte personnalité, vif, intelligent, agréable. Il ferait un évêque parfait s’il avait une once de religion. J’entends par là le « théocentrisme » – la piété. Il est résolument anthropocentriste et progressiste. Il est évêque de Viviers depuis 1964, soit plus de vingt-cinq ans [note du blogue du Maître-Chat : il s’agissait alors de Monseigneur Jean Hermil, qui partit en retraite en novembre 1992]. Vers 1950, l’évêque de Viviers ordonnait une vingtaine de prêtres par an : dix pour son diocèse et dix pour d’autres diocèses ou des ordres religieux. Quand il est arrivé, il devait encore ordonner une dizaine de prêtres pour le diocèse. Je crois qu’il n’y a eu aucune ordination en 1970, pour la première fois depuis 1792. C’est arrivé plusieurs fois depuis. Il y a, au moment où j’écris, deux étudiants au grand séminaire, dont l’un n’ira pas jusqu’au bout. C’est réellement tragique. En 1770, la construction d’un énorme bâtiment s’achevait : un grand séminaire pour trois-cents étudiants. Il abritait encore deux douzaines de séminaristes quand je suis arrivé en 1969. Il est désormais loué à qui désire disposer de locaux assez vastes : animateurs de sessions de formation, synodes protestants, rassemblements musulmans, et ainsi de suite.
Viviers, vue d’ensemble de la cathédrale Saint-Vincent
avant les dégradations récentes perpétrées pour célébrer la liturgie réformée postconciliaire
(voir notre article du printemps 2017 > ici).
J’ai dit que la cathédrale est à l’intérieur du château. Même au Moyen-Age, Viviers était une assez petite ville. La cathédrale est à sa mesure. On construisit au XIIe siècle l’édifice roman typique avec nef et bas-côtés. Vers 1500, le chœur fut remanié et prit la forme d’une grande abside sans bas-côtés. Il est remarquable par les nervures flamboyantes de sa voûte et sa décoration Renaissance. Au cours des guerres de Religion, la nef fut partiellement détruite. La paix revenue, comme il n’y avait pas d’argent pour la réparer, on se contenta de couvrir d’un toit de bois la nef très abaissée et les bas-côtés. Au XVIIIe siècle enfin, on put trouver l’argent et l’homme idoine, l’inévitable Franque. Sa restauration supprima les bas-côtés, ce qui donna la même largeur à la nef et au chœur, et lança trois arcs triomphaux pour soutenir la toiture. Le résultat est enchanteur : les trois grandes arcades conduisent à une salle de bal flamboyante. Le chœur est orné de stalles majestueuses qui entourent un magnifique maître-autel. Dans sa partie authentique (la moitié inférieure), il est en marbre incrusté et porte tous les signes d’un travail de Savone, mais un archiviste m’a certifié qu’il avait été payé à Marseille. Je suppose donc qu’une entreprise de Marseille avait embauché des ouvriers de Savone. C’est une œuvre splendide. J’y célèbre quotidiennement la messe en semaine.
Quand j’arrivais à Viviers en 1969, il y avait encore un chapitre à la cathédrale et les chanoines disaient l’office avant et après la messe capitulaire. Tout le monde, évêque compris, était terrorisé par le doyen Chaussinand, âgé de quatre-vingt-douze ans, qui avait pour gouvernante sa sœur, elle-même âgée de quatre-vingt-seize. L’évêque me permit de dire une messe privée à la cathédrale pourvu que le doyen donne son accord. Je m’adressai donc au doyen et pris mon air le plus gracieux pour lui demander les clés de la sacristie. « Certainement pas ! Je ne vous connais ni d’Eve ni d’Adam. Le fait que vous soyez prêtre ne vous empêche pas d’être un bandit ou un voleur. Si vous voulez dire la messe, vous la direz au maître-autel puisque ce salaud d’évêque a fait enlever tous les autres – sans la permission du chapitre – sauf celui de la chapelle de la Vierge pour la messe capitulaire. Vous devrez être là quand j’ouvre la sacristie, à huit heures moins le quart. Vous devrez l’avoir quittée à neuf, quand je la ferme ». J’obéis avec déférence à ce personnage décidé.
Le 18 juillet 1970, pour la fête de Saint Camille de Lellis, suivant l’ancien calendrier, je dis la messe en ornements blancs. J’enlevais mes ornements lorsque le doyen fit son apparition :
- Pourquoi avez-vous pris les ornements blancs ? Vous ne saviez donc pas qu’il fallait mettre les verts aujourd’hui ?
- Non. J’ai dit la messe de Saint Camille.
- Quoi ? Vous avez dit la messe de Saint Camille ? Mais alors, vous êtes un homme pieux et honnête ! Je vous donne les clés de la sacristie. Vous pouvez dire la messe quand vous voudrez. Je suis Camille Chaussinand.
Quel autre qualificatif donner à cet arrangement que celui de providentiel ?
Le doyen mourut quelques mois plus tard. L’évêque se dépêcha de supprimer le chapitre. Je suis donc, en semaine, le seul prêtre à dire la messe à la cathédrale. Ce faisant, je ne puis m’empêcher d’évoquer la piété séculaire qui me permet de célébrer les mystères sacrés dans un cadre aussi beau.
Il est ainsi une cathédrale française où la seule messe dite en semaine est la messe ancienne.
Bryan Houghton, « Prêtre rejeté » 1ère édition 1990
2ème édition augmentée 2005
pp. 103-110
Cathédrale Saint-Vincent de Viviers : le maître-autel où célébrait Monsieur l’Abbé Houghton
(depuis plusieurs années maintenant, malheureusement, ce splendide autel a été exécré:
le « tombeau » contenant les saintes reliques a été fracturé. Il est en l’état actuel impropre à la célébration de la sainte messe).
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Merci pour cet édifiant témoignage.
Malgré les outrages du temps et les actes catastrophiques de quelques ecclésiastiques, l’Eglise demeure Catholique et Apostolique, Romaine je ne sais plus.
Quel bonheur de lire ce récit de ce cher abbé Houghton, que nous étions toujours heureux de revoir lorsqu’il passait au monastère du Barroux.
Nous retrouvons là son délicieux humour, son abandon tranquille à la Providence, lui qui avait tout quitté pour la Vérité. Et la Providence, avec le même délicieux humour, le lui a bien rendu !
Qu’il veille sur nous !
Belle histoire que cette arrivée et installation de l’Abbé Bryan Houghton.