2018-74. De Simone Weil ; du témoignage que lui a rendu Gustave Thibon ; et de son baptême in articulo mortis.
1943 – 24 août – 2018
75ème anniversaire de la mort
de
Simone Weil
Simone Adolphine Weil est née à Paris le 3 février 1909.
Son père, Bernard Weil est issue d’une famille israélite d’origine alsacienne installée à Paris depuis plusieurs générations. Sa mère, Salomea, était née dans l’empire russe. Trois ans avant Simone, était né un garçon, André, qui sera l’un des plus célèbres mathématiciens du XXe siècle (mort à Princeton, aux Etats-Unis, en 1998).
Bernard Weil étant chirurgien militaire, sa famille le suivra dans ses diverses affectations au cours de la première guerre mondiale. Simone n’a reçu aucune éducation religieuse. Elle écrira plus tard : « J’ai été élevée par mes parents et par mon frère dans un agnosticisme complet ».
A l’âge de 16 ans, au mois de juin 1925, elle est reçue au baccalauréat de philosophie. Après trois ans de classes préparatoires au Lycée Henri IV, où elle suit les cours du philosophe Alain, elle entre à 19 ans (1928) à l’Ecole normale supérieure. Reçue à l’agrégation de philosophie à 22 ans (1931) elle commence alors à enseigner dans divers lycées de province, en particulier au Puy-en-Velay où elle va prendre fait et cause pour les ouvriers en grève et soutenir le mouvement syndicaliste marxiste, ce qui causera un scandale.
Au cours de l’été 1932, elle se rend en Allemagne pour étudier la montée en puissance du mouvement national-socialiste qu’elle analyse avec une grande lucidité. Pendant l’année universitaire 1934-1935, elle abandonne l’enseignement pour embrasser la condition ouvrière : travail à la chaîne, conditions de travail avilissantes, rebuffades, faim, épuisement… Elle en gardera des maux de tête qui ne la quitteront plus. Elle reprend l’enseignement, prend une part active aux grèves de 1936, puis – malgré un pacifisme déterminé – s’engage un temps aux côtés des « rouges » au début de la guerre civile en Espagne. Rien de tout cela ne le prédestinait à se rapprocher du christianisme, tout au contraire !
Pourtant, dès l’automne 1935, en voyage au Portugal, elle est bouleversée par les chants « d’une tristesse déchirante » d’une procession de femmes et elle en retire « la certitude que le christianisme est par excellence la religion des esclaves » (sic) et qu’elle ne peut pas faire autrement que d’y adhérer !
En 1937, alors qu’elle s’est rendue à Assise, dans la chapelle de la Portioncule (Notre-Dame des Anges), elle est saisie par « quelque chose de plus grand que moi » qui la contraint à se mettre à genoux pour la première fois de sa vie.
Enfin, pour la Semaine Sainte 1938, elle va suivre tous les offices à l’abbaye de Solesmes, découvrant la Passion du Christ qui entre en elle à travers la beauté des paroles et des chants de la liturgie. Peu de temps après, elle vit une véritable expérience mystique qu’elle décrit sans fioriture par ces mots : « Le Christ lui-même est descendu et m’a prise ».
Elle prend alors contact avec des prêtres, des religieux, qu’elle interroge. Elle étudie aussi les autres religions, découvre et approfondit Saint Jean de la Croix et Saint Thomas d’Aquin…
Un dominicain de Marseille, le Rd. Père Joseph-Marie Perrin (1905-2002) devient l’un de ses interlocuteurs privilégiés et va jouer un rôle essentiel dans sa maturation spirituelle. C’est lui qui, en juin 1941, envoie un courrier à Gustave Thibon pour lui demander d’accueillir Simone au Mas de Libian, à Saint-Marcel d’Ardèche.
En effet, en juin 1940, la famille Weil a fui la capitale et a trouvé refuge à Marseille : c’est à ce moment que Simone a pris contact avec le Rd. Père Perrin pour l’interroger sur le dogme catholique, qui, d’une certaine manière, la rebute autant qu’il l’attire.
La demande du Père Perrin à Thibon n’enthousiasme pas ce dernier qui a raconté :
« La première rencontre s’est produite au carmel d’Avignon, dont j’étais l’ami à l’époque. Je lui ai donné rendez-vous pour discuter de son séjour chez moi, car le Père Perrin, un excellent ami, m’avait écrit au printemps de 1941 : « J’ai dans mon bureau une jeune fille israélite, agrégée de philosophie et militante d’extrême gauche, qui désirerait faire un séjour à la campagne et participer aux travaux agricoles ». Elle était alors exclue de l’enseignement par les lois d’exception qui sévissaient à l’époque. Inutile de vous dire que je fus d’abord un peu alarmé à la pensée de garder quelqu’un chez moi pendant des semaines et peut-être des mois, mais, je ne sais pourquoi, pour obliger un ami, parce que les Juifs étaient repoussés ou persécutés à ce moment-là, j’ai cru devoir accepter et nous nous sommes donné rendez-vous à Avignon. Là, nous nous sommes mis d’accord sur les conditions de son séjour et, quelques jours après, elle est arrivée « avec armes et bagages », comme elle disait, à l’autobus du soir » (in « Entretiens avec Christian Chabanis » p.111).
Dans d’autres circonstances, notre cher Gustave racontait, non sans humour, que dès le premier coup d’œil lors de cette première rencontre, il avait été en quelque sorte choqué par le peu de soin que Simone accordait à sa tenue vestimentaire : « Mon Dieu, qu’elle était mal fagotée ! », nous disait-il avec une expression inimitable !!!
Il continue : « C’est ici que je l’ai accueillie. Elle a passé plusieurs semaines, participant aux travaux agricoles qu’elle faisait de son mieux, mais trouvant toujours qu’elle était trop bien traitée. Une très grande amitié s’est nouée entre nous immédiatement. Elle a demandé ensuite à travailler dans une équipe d’agriculteurs où elle serait inconnue, où elle pourrait partager le sort des travailleurs anonymes, car elle avait l’idée très ancrée – et c’était un des leitmotive de son existence – que pour connaître le réel dans son âpreté, dans sa crudité, il faut n’avoir aucun de ces « rembourrages » qui sont fournis par les titres, les diplômes, les amitiés, la fortune, etc., qui amortissent le choc de la dure nécessité, et par conséquent se trouver au plus bas de l’échelle sociale, de façon à recevoir toute la pesanteur de ce monde ; pour cela, être ouvrier anonyme lui paraissait la condition la plus favorable. C’est précisément ce qu’elle a fait. Mais, pendant le séjour de quelques semaines qu’elle a fait chez moi, je ne dirai pas que ce fut une rencontre, mais la rencontre. Nous parlions tout à l’heure de la communication : eh bien, je crois avoir éprouvé avec elle la communication intérieure à l’état pur. On m’a souvent reproché de majorer l’œuvre de Simone Weil par amitié. C’est exactement le contraire qui s’est produit. Au début, je n’ai éprouvé aucune espèce d’amitié, j’ai plutôt senti, je ne dirai pas de la répulsion – le mot serait beaucoup trop fort -, mais un manque alarmant de sympathie. L’amitié est venue ensuite de la révélation de la grandeur : je n’ai donc rien eu à majorer. J’ai été en quelque sorte vaincu malgré moi par la pureté de cette âme, par la qualité de cet esprit » (« Entretiens avec Christian Chabanis » pp.112-113).
De prime abord, tout semble les opposer. Par leurs tempéraments aussi bien que par leur milieu respectif, leur manière de penser et de réagir. Là encore, Gustave Thibon avait quelques anecdotes qu’il résume ainsi : « Nous passions une partie de notre temps à nous disputer ». Mais il ajoute aussitôt : « Mais c’était en quelque sorte des disputes transparentes, car – et c’est un grand témoignage en faveur de la sainteté d’un être – je n’ai jamais observé chez elle, quelles que soient la divergence des opinions et la vivacité de la discussion, la moindre réaction d’un moi blessé, la moindre trace de susceptibilité. Elle affirmait fortement ses convictions, mais ignorait totalement la vanité littéraire » (« Entretiens avec Christian Chabanis » p.114).
Dans la préface à « La Pesanteur et la Grâce », le premier livre de Simone Weil dont il assurera la publication (1947), Gustave Thibon affirme qu’il n’a jamais éprouvé chez aucun être la sensation d’un contact aussi tangible avec le surnaturel – une approche d’une évidence telle qu’il ne put s’y dérober -, et qu’il a réalisé avec elle la plus haute amitié de sa vie d’esprit.
En effet, lorsqu’elle quitte le Mas de Libian pour retourner à Marseille, à l’automne 1941, Simone laisse à Gustave ses cahiers, l’invitant à en publier la substance sous son nom à lui : « La main qui tient la plume avec le corps et l’âme qui y sont attachés sont des infinitésimaux de nième importance » lui écrit-elle en les lui confiant.
Thibon n’en fera rien : il fera un choix dans ces cahiers de manière à les rendre accessibles à un large public. De la sorte, « La Pesanteur et la Grâce » fut un succès et acquit une très grande audience, révélant une mystique de premier ordre.
Gustave Thibon, évoquant d’abord pour beaucoup d’auteurs qui ont publié des choses sublimes « le contraste décevant entre leurs œuvres où se jouent les reflets du ciel et la vanité de leur vie privée, captive des passions terrestres », ajoute : « Simone Weil fut un pur témoin – un être en qui le génie de l’expression s’unissait à une orientation inconditionnelle et permanente vers la perfection intérieure. Son œuvre écrite est la traduction fidèle de son âme ; rien dans son style de vie et dans sa conduite envers le prochain ne démentait son message. Je n’ai jamais connu d’être plus transparent, j’entends plus docile à la pénétration de la lumière (…). Simone Weil était de ces êtres prédestinés qui, selon le mot de l’Apôtre, vivent « comme s’ils voyaient l’invisible ». Et qui dit lumière dit vérité. La soif, l’exigence de vérité était la passion centrale de Simone Weil (…) » (in « Ils sculptent en nous le silence » pp. 199-200).
Un peu plus loin, il ajoute : « Vraie devant Dieu, Simone Weil était véridique dans tous ses rapports avec les hommes. Aucune trace chez elle de ces combinaisons teintées de demi-mensonges qui sont l’étoffe de la plupart des bonnes relations sociales. Elle disait toute sa pensée à tout le monde, sans le moindre souci de déplaire, si durs que soient pour le prochain les effets de cette abrupte franchise. Un seul exemple : je lui avais donné à lire un de mes manuscrits. Et voici son jugement : « J’ai trouvé, dans tout ce que vous avez écrit, quatre ou cinq formules à peu près satisfaisantes ». Et elle ajoutait, consciente de la susceptibilité des écrivains : « Je suis presque certaine que cette sincérité me coûtera votre amitié, mais que vaudrait une amitié mêlée de mensonge ? » Cette absence totale de diplomatie lui valut d’ailleurs de solides inimitiés. Son conctact excluait toute demi-mesure : on n’avait le choix devant elle qu’entre l’éblouissement et le refus.
Et de cet être pur émanait une vertu purificatrice. On sentait, en sa présence, l’inconsistance des alliages trop humains de la vie religieuse. Après Saint Jean de la Croix qu’elle admirait sans réserve, elle affirmait que le cheminement de l’âme vers Dieu ne doit se confondre avec aucun état d’âme, positif ou négatif, et qu’il consiste au contraire dans une orientation permanente ves le « Bien pur et impossible » sans égard aux circonstances extérieures ou intérieures. Ainsi l’aiguille aimantée de la boussole marque invariablement le nord quelle que soit la température ambiante. L’accès au divin exige le dépassement de tout l’humain… » (ibid. pp. 201-202).
C’est à Saint-Marcel d’Ardèche que Simone entreprend la lecture intégrale du Nouveau Testament. Toutefois, à ce moment-là, elle n’hésite pas à dire au Rd. Père Perrin que, bien que conquise par l’Amour du Christ, elle ne pense pas être appelée au baptême… Quelque chose lui manque encore qui ne s’accomplira que dans les ultimes jours de sa vie terrestre.
A la mi-mai 1942, la famille Weil s’embarque pour les Etats-Unis d’Amérique. Mais aussitôt arrivée à New-York, Simone est rongée par l’inquiétude intérieure que lui procure une situation qu’elle juge trop confortable en des temps où tant d’hommes vivent l’angoisse, la détresse, la misère, l’incertitude du lendemain, la terreur des horreurs liées à cette guerre : elle reprend donc le bâteau pour la Grande-Bretagne où elle arrive en novembre 1942. Elle s’engage activement dans la résistance mais, rapidement déçue par ce qu’elle constate auprès de Charles de Gaulle et dans son entourage, elle démissionne. Sa santé est gravement altérée par toutes les privations qu’elle s’impose et on découvre qu’elle est rongée par la tuberculose.
Le 15 avril 1943, Simone Weil est admise au Middlesex Hospital de Londres, puis transférée le 17 août au sanatorium d’Ashford, dans le Kent. C’est là qu’elle rend le dernier soupir, lors d’une crise cardiaque, le 24 août 1943, âgée de 34 ans et demi.
Elle est enterrée au cimetière catholique d’Ashford.
La plupart des notices biographiques qui lui sont consacrées affirment qu’elle est morte sans baptême.
Mais le Rd. Père Perrin et Georges Hourdin sont catégoriques, après avoir reçu le témoignage de Simone Deitz, une juive convertie au catholicisme, amie de Simone Weil présente à son chevet lors de ses derniers jours : Simone Weil a demandé à Simone Deitz de la baptiser, in articulo mortis.
Ce témoignage semble avoir été ignoré de Gustave Thibon.
Il n’y a toutefois aucune raison de douter des affirmations de Simone Deitz, et c’est donc revêtue de la robe immaculée des néophytes que l’âme de Simone Weil, au terme d’une vie aux rebondissements multiples et d’un cheminement spirituel tout-à-fait surprenant, s’est présentée aux portes du paradis ce 24 août 1943.
C’est à Thibon que nous empruntons la conclusion de cette modeste contribution au 75ème anniversaire du rappel à Dieu de cette femme d’exception : « Je tiens Simone Weil pour le plus grand auteur spirituel de notre époque. Ce qui m’alarme, c’est que notre époque ait accordé une plus large audience au message d’un Teilhard de Chardin qu’à celui d’une Simone Weil. Notre époque, a dit Debidour, avait à choisir entre le symptôme et le remède de son mal : elle a choisi le symptôme. Le diagnostic est exact » (in « Entretiens avec Christian Chabanis », p.115).
Tombe de Simone Weil
cimetière catholique d’Ashford (Kent)

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Quel bonheur de la savoir baptisée !
Merci pour cette si belle personne…
Rien d’autre à dire que Paix à son âme .
Un très grand merci ! Je ne savais pas qu’elle avait été baptisée in extremis.
Merci infiniment.
J’en connais désormais davantage sur Simone Weil.
C’est très édifiant.
Merci infiniment pour ce texte.
Pour information, SW a fait une expérience ouvrière qui a donné lieu à un dialogue entre elle et Auguste Detoeuf: https://www.lajauneetlarouge.com/article/forum-social-un-temoignage-de-simone-weil-et-son-dialogue-avec-auguste-detoeuf-sur-la-condit
Merci de ce récit, qui contribue à enrichir le peu de la biographie que je connaissais de la grande philosophe Simone Weil.
Une vie exemplaire, rassurante, surtout en ces jours difficiles que l’Église connait actuellement.
Elle a « marqué » ceux qui l’on côtoyée au lycée du PUY. Gamin, j’entendais parler d’elle qui illuminait naturellement son entourage. Le lycée bâti dans les années soixante porte son nom (établissement visible en venant de Lyon à l’entrée du PUY).
G. THIBON a eu le privilège, la grâce dois-je dire, de partager le rayonnement de cette femme « saisie par plus grand qu’elle ».
Grand Merci pour ce rappel exemplaire.