2016-68. « Ce qui donne une valeur aux choses, ce n’est pas leur place dans le temps, c’est leur place au-dessus du temps… »
En relisant quelques notes de lecture, j’ai retrouvé une extraordinaire citation de Gustave Thibon parlant des valeurs éternelles et fustigeant l’un des travers de notre époque : la recherche constante de la nouveauté ; ce que Saint Paul déjà dans la seconde épître à Timothée (IV, 3) appelait un « prurit aux oreilles » – souvent traduit par « une démangeaison d’entendre des nouveautés ».
Au passage, Thibon fait ressortir le ridicule de ce que, de nos jours, l’on appelle parfois le « jeunisme » : cette grotesque adoration de la jeunesse associée au refus de vieillir.
En lisant ces lignes, qui sont la transcription d’une conférence de 1973 à partir d’un enregistrement, ceux qui ont connu le philosophe, ou assisté même seulement à quelques unes de ses conférences, retrouveront presque spontanément et immanquablement dans leur oreille l’accent et les intonations un tantinet ironiques de notre cher Gustave.
Surtout, une fois de plus, on remarquera combien ces réflexions faites il y a plus de quarante ans gardent toute leur actualité… Malheureusement !
Lully.
Peter Candid (1548-1628) : Allégorie de la vanité
« Ce qui donne une valeur aux choses, ce n’est pas leur place dans le temps,
c’est leur place au-dessus du temps… »
« (…) Aujourd’hui, il y a cette grande idée que les valeurs traditionnelles sont dépassées.
Alors là, il faudrait tout de même distinguer : il est bien certain que le passé est rempli d’idées et d’usages périmés, de préjugés, de vieilles règles caduques, je le sais, mais au-dessus de tout cela, il y avait dans le passé, comme il peut y avoir dans le présent, de grandes oeuvres et de grandes actions, inspirées par un idéal auquel on peut se référer, aujourd’hui comme hier, car il est immuable, comme il est inaccessible.
Quel sens cela aurait-il de dire qu’on a dépassé Platon ?
(…) Si le passé n’a aucune valeur en tant que passé, l’époque moderne n’en a pas davantage en tant que moderne.
Ce qui donne une valeur aux choses, ce n’est pas leur place dans le temps, c’est leur place au-dessus du temps, c’est leur altitude.
Aujourd’hui on tend à attribuer une valeur essentielle à la nouveauté en tant que telle (voyez l’engouement pour la « mode » dans tous les domaines !) – d’où l’importance du changement.
Naturellement. Sans changement, pas de nouveauté : « Il faut que tout change ! », « On ne croit pas assez en la vertu du changement » !
Enfin, qu’est-ce que cela veut dire ? Il y a des changements positifs et il y en a de négatifs, non ?
Vous étiez bien portant hier, vous tombez malade aujourd’hui, ce n’est pas un changement, ça ? Un homme, fidèle jusque là, trompe sa femme, et sa femme se plaint, la malheureuse ! Elle ne croit donc pas à la vertu du changement ?
Cette idolâtrie du changement, c’est bête… bête comme le culte de la jeunesse par exemple !
J’aime beaucoup les jeunes. Mais ce que je vois en eux, surtout, ce sont des promesses. Je ne vois pas du tout cette sorte de perfection suprême qu’on leur attribue aujourd’hui. Au point que vieillir est devenu honteux. On n’ose même plus prononcer le mot ! On parle des « jeunes de tous les âges », comme c’est charmant n’est-ce pas ? Ou bien des « moins jeunes » ! Qu’on dise « les vieux » tout de suite, cela vaudra mieux quand même !
Est-ce que vous appelleriez, par exemple, je ne sais pas moi, le couchant « une moindre aurore », ou le fruit « une moindre fleur », ou l’automne « un moindre printemps », enfin, cela est grotesque !
Bon. Alors on est dépassé quand on parle des valeurs éternelles… Mais à côté de ça, j’ai vu récemment une publicité pour un « produit de beauté » comme ils disent, une crème grâce à laquelle « la femme peut offrir aux êtres aimés un visage intemporellement jeune ». C’est fort cela tout de même !
L’intemporel, on n’en veut plus pour l’esprit et pour l’âme : « tout change, tout évolue, tout est en proie au devenir », mais on en redemande pour la peau ! Il était dit que c’était une crème révolutionnaire par-dessus le marché ! Alors je suis ravi de voir une révolution qui débouche sur le statu quo ! En général, une révolution veut tout chambarder, mais celle-là ne veut rien chambarder du tout, au contraire, sa devise, c’est « ne bougeons plus » ! Restons à l’âge de dix-huit ans !
Soit dit en passant, les femmes vieillissent, c’est incontestable n’est-ce pas, mais en vieillissant, elles peuvent acquérir une sagesse et des vertus qu’elles n’avaient pas quand elles étaient jeunes : il y a quelque chose de mieux que de se conserver – se conserver, voilà un mot atroce – , c’est de s’accomplir, et comme disait je ne sais plus qui en parlant d’une certaine catégorie de femmes : « A force d’avoir voulu vivre sans vieillir, elles finissent par vieillir sans avoir vécu. »
Gustave Thibon,
in « Morales de toujours et morales éternelles »,
conférence du 27 mars 1973 à Waremme (Belgique)
[ « Les hommes de l’éternel », ed. Mame – Paris 2012 – pp. 80-81]
Vous pouvez laisser une réponse.
Faire « table rase du passé » et par la science nous maitriserons la nature, voilà une définition déjà et souvent entendu dans les écrits qui vont dans le sens du nouvel ordre mondial.
Que voilà de sages paroles ! Un grand personnage ce Gustave Thibon !
Merci de nous les avoir rapporté, cher Lully !
Merci pour ce beau texte plein de sagesse : le jeunisme et la folie du changement ont atteint le fond. Ca touche tout ! Et, cher Lully, hélas, tes congénères chats en font tristement les frais ; on abandonne des chats âgés ! Ils ne sont plus côtés !
Bon dimanche au Mesnil-Marie.
Merci beaucoup pour cet article qui nous transcrit cette conférence de 1973… Extraordinaire citation de Gustave Thibon…
Le culte de la jeunesse est toujours d’actualité hélas !
On doit rester jeune et en bonne santé à tout prix… surtout ne pas vieillir et ne pas tomber malade…
Mais c’est fuir la réalité d’idolâtrer la jeunesse…
Bien cha(t)micalement.
Béa kimcat
Merci pour ce témoignage sur ce grand Gustave Thibon, cette simplicité qu’il avait à ne voir que l’essentiel dans chaque chose, chaque être, oui l’essentiel magnifie l’homme, une Femme belle sera toujours belle, ce n’est pas elle qui change, c’est le regard que l’on porte et que l’on portera suivant son âge. La valeur d’un être ou d’une chose renaissent sans cesse, le temps n’est qu’un observateur.