2016-30. La folle charité.
Une fois de plus, nous devons au site « Benoît et moi » une remarquable publication – réalisée en avril 2016, mais qui (hélas !) est revêtue d’une espèce de permanente actualité en raison de la crise spirituelle et doctrinale qui navre la Sainte Eglise – à laquelle nous applaudissons de tout notre coeur. Et puisque notre amie Béatrice, qui a créé et anime ce site avec une sagacité acérée et un courage quotidien, nous en a donné l’autorisation, nous reprenons avec plaisir dans nos pages cet excellent texte de Juan-Manuel de Prada (auteur déjà cité et présenté > ici), traduit et annoté par Carlota.
Nous sommes d’autant plus heureux de ces très pertinentes remarques de Juan-Manuel de Prada que nous-mêmes, au Mesnil-Marie, avons relu tout dernièrement « Orthodoxie », l’ouvrage de Chesterton auquel il est ici fait référence, justement pour approfondir sa réflexion sur les « vertus chrétiennes devenues folles », dans la perspective de publier quelque chose à ce sujet. Comme Juan-Manuel de Prada s’en est acquitté avec son brio coutumier, nous n’avons plus qu’à lui céder la parole…
La folle charité.
Chesterton nous avait avertis que le mode moderne était envahi par les vieilles vertus chrétiennes devenues folles.
Et comment les vertus peuvent-elles devenir folles ? Elles deviennent folles quand elles sont isolées les unes des autres. Ainsi, par exemple, la charité chrétienne devient une folle vertu quand elle se sépare de la vérité, ou, dit d’une manière plus explicite, quand les œuvres de miséricorde corporelles s’opposent aux œuvres de miséricorde spirituelles.
Sur ce danger-là, Donoso Cortés nous avait déjà avertis, prophétisant qu’une Église qui se contenterait de s’occuper des besoins corporels des pauvres finirait par être un instrument au service du monde qui, en même temps qu’il se montre soucieux de procurer du bien-être à ceux qui dépendent de lui, a comme préoccupation, à la base, de détruire leurs âmes.
Une Église qui serait vivement désirée pour les besoins matériels des hommes (en leur donnant le vivre et le couvert, par exemple) et ne se préoccuperait pas d’assurer le salut de leurs âmes immortelles, aurait cessé d’être l’Église, pour devenir un instrument du monde, un monde qui évidemment applaudirait à tout rompre cet activisme déboussolé.
Pour mieux comprendre les effets de cette folle charité que le monde applaudit, il convient d’avoir recours, plutôt qu’à certains théologiens grenouilles de bénitier (qui nous offriront une version sirupeuse de la charité complètement étrangère au sens extrême de cette vertu théologale), au film « Viridiana » (*), du bouffeur de curés Luis Buñuel, car les bouffeurs de curés sont toujours meilleurs théologiens que les grenouilles de bénitier.
Dans le film de Buñuel, la protagoniste – Viridiana – se sentant coupable de la mort de son oncle, renonce à être religieuse cloîtrée et, à la place, elle décide d’accueillir chez elle un groupe de mendiants et de vagabonds à qui elle offre le vivre et le couvert (œuvres de miséricorde corporelles), en négligeant le salut de leurs âmes (œuvres de miséricorde spirituelles, qu’elle aurait peut-être assurées plus efficacement avec sa prière, dans la clôture de son couvent).
Inévitablement les mendiants et les vagabonds vont faire croire d’une manière pharisienne que la folle et activiste charité de Viridiana la sotte, les a rendus tout gentils, mais dès que l’opportunité leur est offerte, ils vont agresser et voler leur bienfaitrice ; et en même temps qu’ils commettront des vandalismes divers, ils en rajouteront en se moquant d’une manière sacrilège de sa foi, en improvisant un dîner orgiaque durant lequel ils parodieront la Dernière Cène.
C’est le minimum que mérite celui qui fait de la charité un activisme déboussolé, en faisant entrer l’ennemi dans la maison.
Et encore avec Viridiana, dans sa culture de la folle charité, le péché d’exhibitionnisme n’est même pas commis, ce péché qui est aujourd’hui le décor préféré de la folle charité. Un exhibitionnisme qui est réalisé devant les caméras, dans une parodie choquante et sacrilège de ce que le Christ a prédit dans le Sermon de la Montagne : « Soyez attentif à ne pas faire votre justice devant les hommes pour qu’ils vous voient » ; « Quand tu donne une aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait la droite », etc. C’est que toute la prédication de Jésus est un combat sans trêve contre l’ostentation des vertus (qui, lorsqu’elles sont montrées, cessent de l’être en tant que telles) et contre ceux qui ont fait de leur ostentation pharisienne un modus vivendi.
L’authentique charité chrétienne regarde d’abord au salut de l’âme du nécessiteux ; et une fois celle-ci assurée, il s’occupe de ses besoins corporels. C’est ce que fait Saint Paul avec Onésime, l’esclave païen qu’il se charge d’abord de convertir au christianisme et de baptiser ; et qu’il envoie, une fois le salut de son âme assuré, à Philémon, pour qu’il l’accueille chez lui.
Inverser ce processus (ou retarder sine die ce que Saint Paul s’est préoccupé de faire en premier lieu et sans retard) est une folle charité qu’évidemment le monde va applaudir à tout rompre.
Juan-Manuel de Prada.
Le dîner des gueux dans le film « Viridiana ».
(*) Note de Carlota : « Viridiana » (1961) est le premier film que Luis Buñuel a tourné en Espagne, après son passage à Hollywood (1938-1941) puis son installation au Mexique, et avec dans la distribution des plus célèbres acteurs de l’Espagne franquiste, tant avant qu’après la sortie du film primé à Cannes et son interdiction en Espagne. Il s’agit d’une adaptation d’une œuvre du très prolifique romancier espagnol Benito Pérez Galdos (1843-1920), transposé au monde contemporain. La Jeune Viridiana (joué par l’actrice mexicaine Silvia Pinal), sur le point de devenir religieuse, doit rendre visite à son oncle (Fernando Rey) qui lui a payé ses études. Lors du séjour, l’oncle, impressionné par la ressemblance de sa nièce avec sa défunte épouse, l’endort et tente de la violer, mais finalement y renonce. Mais pour la garder avec lui, il lui fait croire qu’elle ne peut plus être religieuse car il l’a possédée pendant son sommeil, ce qui fait encore plus fuir sa nièce. L’oncle se suicide. La nièce qui se sent coupable, renonce à devenir religieuse et revient au domaine pour pratiquer la charité, en accueillant des gueux auxquels elle offre le vivre et le couvert mais ils l’attaquent et la volent. Survient alors Jorge (Francisco Rabal), le fils naturel de l’oncle qui prend en mains le domaine. L’histoire se termine par un ménage à trois suggéré entre la gouvernante, la nièce et son cousin jouant aux cartes.

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Il me semble que toute l’organisation d’Ancien Régime allait dans le sens de sauver les âmes d’abord, et ensuite les corps (corps intermédiaires, confréries, jour de repos religieux [avec sur ce point notons-le une meilleure répartition, et un moindre coût] et librement organisé).
Je suis en accord avec l’exposé sur cette « folle charité », quoique je le trouve un peu excessif car sans nuance. Cependant, il est vrai que cela demanderait un discernement profond pour cet équilibre dans la nuance, de peur d’ouvrir effectivement la porte à « la folle »…
Tant de saints ont ouvert leur porte pour nourrir les pauvres dans le but d’apaiser leurs misères corporelles sans avoir cherché d’abord à convertir leurs âmes, sinon dans leur intention de porter ainsi témoignage de la charité chrétienne. Je reconnais que l’excessif dans la nuance est atteint aujourd’hui par l’Eglise bergolienne que d’aucun prétendent devenir une ONG mortelle pour les âmes.
Quand au film, je ne chercherai pas à le visionner tant il semble effrayant dans son déroulement!
Triste, triste et insondable gouffre !
Pauvres de nous !
Rien ne semble vouloir stopper cette cruelle descente aux enfers.
Chesterton, c’est bien « l’homme à la clef d’or » pour reprendre le titre de son autobiographie version française.
On devrait obligatoirement le mettre au programme des études au séminaire. Ici sa pensée trouve toute son application, une juste application.
Merci Frère Maximilien !