2014-105. « L’extase de Sainte Cécile » peinte par Raphaël.

22 novembre,
Fête de Sainte Cécile, vierge et martyre ;
Mémoire de Saint Calmin, duc d’Aquitaine et ermite, confesseur.

Chers Amis du Refuge Notre-Dame de Compassion,

       Au Mesnil-Marie, je vous l’ai déjà écrit, nous aimons particulièrement Sainte Cécile, célèbre vierge martyre romaine, et j’ai déjà eu l’occasion de vous présenter une hymne latine du XVe siècle que nous chantons volontiers en son honneur (cf. > O felix Caecilia).
En ce jour, où je souhaite une bonne fête patronale à tous nos amis musiciens et chanteurs, je vous propose aussi de prendre un moment pour contempler une célèbre toile de Raphaël (Raffaello Sanzio, 1483-1520) connue sous le nom de « l’extase de Sainte Cécile », mais parfois aussi comme « Sainte Cécile entourée de Saints ».

Raphaël l'extase de Sainte Cécile 1514-15 - Bologne

Raphaël : « l’extase de Sainte Cécile » 1514-1515 – Bologne

   A l’origine, cette oeuvre – importante déjà par ses dimensions : 2,38 m de hauteur pour 1,50 m de largueur – est une commande pour une chapelle latérale de l’église San Giovanni in Monte, à Bologne.
En 1793, le tableau fut volé par les troupes de la révolution française et emporté à Paris ; restitué en 1815, il se trouve depuis lors à la Pinacothèque nationale de Bologne.

   Dans cette oeuvre, Raphaël n’a pas voulu représenter quelque épisode de la vie ou du martyre de Sainte Cécile ; cette dernière n’est même pas figurée avec les attributs conventionnels de la virginité et du martyre – le lys et la palme – , comme elle l’est en d’autres fameuses compositions. L’artiste l’a simplement identifiée au moyen de l’orgue qu’elle tient en mains et des divers instruments qui sont déposés à ses pieds.

   Celui qui regarde ce tableau d’une manière trop rapide ou superficielle n’y verra sans doute que la représentation du patronage de Sainte Cécile sur les musiciens, les luthiers et autres fabricants d’instruments de musique.
Mais un examen plus approfondi nous conduira bien plus avant dans le message que l’artiste a voulu délivrer au travers de cette oeuvre, et c’est à cela que je vous convie aujourd’hui.

   Pour ce qui concerne les caractères techniques de la composition, on remarquera tout d’abord qu’il n’y a pas à proprement parler de perspective, puisqu’il n’y a pas de ligne de fuite. L’impression de profondeur est donnée par trois plans picturaux bien distincts, et par la taille donnée aux objets ou personnages qui les constituent.

   La partie centrale, celle qui occupe le plus de place, est un groupe de cinq personnages : cinq saints.

Raphaël l'extase de Sainte Cécile - deuxième plan

Partie centrale du tableau : le groupe des saints.

   - Au centre, se trouve Sainte Cécile. Elle est la seule à être représentée complètement de face.
Debout dans un vêtement élégant et richement brodé, légèrement déhanchée, la jeune femme relève délicatement la tête en même temps qu’elle l’incline un peu sur son épaule gauche. Ses yeux sont fixés au ciel dans une contemplation muette ; c’est sans doute de là que vient le nom donné au tableau : « l’extase de Sainte Cécile ».
Cécile en effet ne chante pas, ses lèvres sont fermées. Elle ne joue pas non plus de son instrument ; on remarque, tout au contraire, que ses mains retiennent à peine le petit orgue positif tenu à l’envers, dont les tuyaux commencent à se déboiter du sommier et semblent devoir rejoindre les divers instruments qui jonchent le sol.

Raphaël l'extase de Sainte Cécile détail l'orgue perdant ses tuyaux

   L’inclinaison de la tête de la Sainte, son déhanchement – accentué par le mouvement de ses bras – et la position de son pied droit donnent une impression de gracilité presque fragile, mais il y a dans l’expression de son visage quelque chose qui, sans altérer sa profonde douceur, rayonne d’une solide détermination et d’un ferme détachement des choses terrestres…

Raphaël l'extase de Sainte Cécile détail visage de Sainte Cécile

   Les quatre saints qui l’entourent sont :
- sur la gauche du tableau, d’abord Saint Paul, vêtu d’une tunique verte et enveloppé d’un manteau rouge, et Saint Jean, apôtre et évangéliste. On les identifie aisément à leurs attributs.
Saint Paul est accompagné d’une épée qui, dans l’iconographie traditionnelle, représente bien davantage le glaive de la Parole de Dieu (c’est lui-même qui, dans l’épître aux Hébreux, fait cette comparaison avec un glaive à double tranchant – cf. Heb. IV, 12) que l’épée par laquelle il fut martyrisé.
Saint Jean, quant à lui, peut être identifié grâce à l’aigle qui apparaît entre les plis du manteau de Saint Paul et la tunique de Sainte Cécile. Remarquez aussi le livre sur lequel est posé la serre de cet aigle : d’aucuns diront qu’il s’agit de l’Evangile écrit par Saint Jean, mais peut-être – comme on peut observer que ce livre possède un fermoir – l’artiste a-t-il voulu évoquer aussi le livre scellé à l’ouverture duquel Saint Jean a assisté dans les visions de l’Apocalypse, puis le livre qu’il lui a été ordonné de dévorer (cf. Apoc. V et X).

Raphaël l'extase de Sainte Cécile détail l'épée de Saint Paul et l'aigle de Saint Jean

   - Du côté droit du tableau sont représentés Sainte Marie-Magdeleine et Saint Augustin :
Saint Augustin est revêtu d’une chape brodée et tient fermement sa crosse épiscopale dans la main droite.
Sainte Marie-Magdeleine, en vêtements clairs qui contrastent avec les teintes soutenues des vêtements de Saint Paul qui lui fait face, porte un petit vase évocateur de celui qui contenait le parfum de très grand prix qu’elle a répandu sur les pieds de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à Béthanie, quelques jours avant la Passion.

On remarque que Sainte Marie-Magdeleine est la seule dont le regard soit tourné vers nous, un regard qui semble nous scruter avec une insistance particulière.
Saint Paul, les paupières à demi abaissées, semble absorbé par une vision intérieure, tandis que, en arrière de Sainte Cécile dont nous avons déjà évoqué les yeux levés au ciel, Saint Jean et Saint Augustin échangent un regard d’une remarquable intensité.

   Les têtes des cinq saints sont alignées sur une même ligne horizontale (on appelle ce principe pictural « isocéphalité »), ce qui semble indiquer qu’il ne sont pas inférieurs en sainteté les uns par rapport aux autres. C’est l’alignement de ces cinq visages, avec leurs expressions propres, qui donne en réalité la ligne d’horizon du tableau, bien plus que les quelques détails paysagers qui apparaissent tout au fond.

Raphaël l'extase de Sainte Cécile deuxième plan détail - les têtes des Saints

   La verticalité de la composition est assurée par l’épée de Saint Paul d’un côté, et par la crosse de Saint Augustin, prolongée par l’ombre de la robe de Sainte Marie-Magdeleine de l’autre.
Enfin une espèce de croix de Saint André, un X dont les deux branches ne sont pas exactement égales ni symétriques, structure encore le groupe des cinq personnages : une première diagonale puissante, véritable ligne de force, part de l’œil de Saint Paul, court le long de son avant-bras, continue sur l’avant-bras de Sainte Cécile et les tuyaux de l’orgue, pour descendre en dessous de la jambe de Sainte Marie-Magdeleine ; la seconde diagonale descend du bras de Sainte Marie-Magdeleine et passe par le bord du sommier de l’orgue pour aboutir à l’œil acéré de l’aigle. Avec la ligne verticale de la crosse de Saint Augustin, ces deux diagonales circonscrivent exactement l’orgue dans un triangle rectangle presque parfait.
Je ne suis pas très habile pour tracer des traits droits sur une image, mais j’ai néanmoins tenté de faire figurer ces axes de la composition sur le cliché ci-dessous.

Raphaël l'extase de Sainte Cécile lignes de composition

   Je vous parlais de trois plans picturaux, et j’ai commencé, en vous détaillant les personnages, par vous parler en fait du deuxième plan : il est vrai que c’est celui auquel s’attachent spontanément et naturellement nos regards.
Mais cela ne doit néanmoins pas nous faire oublier les deux autres plans : le premier plan consiste, au bas de la composition, en un amoncellement d’instruments de musique, et le troisième plan, tout en haut, figure un chœur céleste.

   Considérons donc maintenant le premier plan (que certains spécialistes pensent ne pas être de la main de Raphaël lui-même : l’artiste en aurait laissé la réalisation à l’un de ses collaborateurs, spécialiste des natures mortes : Giovanni da Udine). Il représente, avons-nous dit, un amoncellement d’instruments : une viole, plusieurs tambourins, une paire de cymbales, des flutes et un triangle.
Ces instruments sont disposés sans ordre apparent, certains sont entremêlés. Il se dégage d’eux un sentiment d’abandon. Ils sont muets, et certains donnent même l’impression d’être abîmés.
Comme je l’ai expliqué plus haut, l’orgue que Sainte Cécile tient encore dans ses mains ne sonne plus et ses tuyaux qui se détachent vont bientôt rejoindre les instruments qui gisent sur le sol… 

Raphaël l'extase de Sainte Cécile - premier plan

   Tout à l’opposé, dans le haut du tableau, en troisième plan, apparaît un chœur céleste.
Les cieux sont ouverts et, assis sur les nuées, six anges chantent en suivant les indications notées dans deux livres ouverts : ce troisième plan, qu’un oeil superficiel considérerait facilement comme un pur détail, constitue en réalité la clef d’interprétation de tout le tableau.

   Comme la grande majorité des artistes du quatrocento, en effet, Raphaël était pétri par une culture humaniste et chrétienne dont la plupart de nos contemporains n’ont pas la moindre idée, et qui est sous-jacente à ses compositions : l’artiste ne se contentait donc pas de peindre de « jolies choses », purement décoratives, mais il transmettait dans sa peinture un message symbolique et spirituel nourri par la connaissance des auteurs antiques (spécialement les platoniciens et néo-platoniciens), des Saintes Ecritures et des Pères de l’Eglise.

   Au premier plan, nous l’avons vu, les instruments terrestres gisent muets.
Au deuxième plan, les saints n’ouvrent pas la bouche : l’orgue s’échappe des mains de Sainte Cécile ; mais en revanche on peut dire que leurs yeux parlent.
Au troisième plan, les anges chantent.
Et ces anges sont six.
Saint Augustin, spécialement expert à décrypter les mystères contenus dans les nombres, a expliqué que le six est un chiffre parfait, puisqu’il est le seul à être égal à la somme des chiffres par lequel il peut être divisé (6 = 1 + 2 + 3). Le six exprime donc la perfection secrète contenue dans les oeuvres de Dieu.
Les six anges qui chantent symbolisent donc la louange parfaite que la créature peut rendre à son Créateur.

Raphaël l'extase de Sainte Cécile - troisième plan

   Au premier plan, l’amoncellement des instrument dont personne ne joue symbolise la musica instrumentalis - la musique instrumentale - , qui n’est faite, quelle que soit la perfection des harmonies qu’ont élaborées les compositeurs, que de vibrations physiques, de sons qui n’ont pas de sens si l’esprit de l’homme ne vient lui en donner.
Au deuxième plan, figurée par les Saints, est la musica spiritualis - la musique spirituelle – qui est justement celle dans laquelle le génie de l’homme a insufflé la capacité d’élever l’âme à un certain degré de contemplation : ainsi sont les psaumes, les hymnes et les cantiques spirituels dont Saint Paul dit qu’ils sont utiles à la sanctification de chacun et à la cohésion de toute l’Eglise (Eph. V, 19).
Enfin au troisième plan, qui est le plan supérieur, se situe la musica caelestis – la musique céleste – , la sublime harmonie et jubilation parfaite qui jaillit du partage éternel de la vision divine et de la communion absolue à la vie intime de Dieu.

   Les Saints qui sont ici représentés n’ont certainement pas été choisis par hasard, ni simplement parce que les commanditaires du tableau auraient eu une dévotion particulière à leur endroit. Il y a une cohésion profonde dans le choix de ces cinq habitants des cieux, une cohésion profonde avec le fait que ce tableau s’articule autour du personnage de Sainte Cécile, céleste protectrice des musiciens.

    »Cantantibus organis, Caecilia Domino decantabat dicens : Fiat cor meum immaculatum, ut non confundar ». Tandis que les instruments chantaient, Cécile, elle, chantait sans relâche (dans son coeur) pour le Seigneur en disant : que mon coeur soit sans tache, afin que je ne sois pas confondue.
La première et très célèbre antienne de l’office de Sainte Cécile, illustre bien le passage de la musica instrumentalis à la musica spiritualis : de la musique instrumentale à la musique spirituelle, des sons joués par les instruments matériels au chant spirituel, qui est prière et qui transforme toute la vie de l’homme en louange divine par la pratique des vertus pour parvenir ensuite à la contemplation céleste, à l’ineffable musica caelestis.

Raphaël l'extase de Sainte Cécile - yeux de Sainte Cécile

   Saint Paul, ainsi qu’il en témoigne dans la seconde épître aux Corinthiens (2 Cor. XII 2-4), fut élevé jusqu’au troisième ciel et, dans son ravissement, y entendit des harmonies célestes intraduisibles dans la langue des hommes.
Saint Jean, comme il l’a décrit dans l’Apocalypse, a vu la liturgie qui se célèbre autour du trône de Dieu, et il a retranscrit les hymnes que chantent les anges et les saints.
Sainte Marie-Magdeleine, selon la tradition, dans la solitude de la Sainte Beaume, sept fois par jour, était emportée aux cieux par les anges pour y chanter avec eux la louange divine.
Saint Augustin enfin, notre glorieux Père Saint Augustin, dont les résistances à la grâce cédèrent et furent emportées comme lorsque des flots tempétueux rompent un barrage, au moment où, dans le jardin de Milan, il entendit une voix enfantine chanter  « Tolle ! Lege ! Prends ! Lis ! », a rédigé un traité sur la musiqueDe Musica - dans lequel, après avoir exposé les règles de la métrique et de la rythmique, analysant les mouvements du cœur et de l’esprit humain, les mouvements des corps et de l’univers, il remonte d’harmonie en harmonie, comme par une échelle mystique, jusqu’à l’Harmonie éternelle et immuable, Dieu, Principe et Ordonnateur de l’harmonie universelle.

Raphaël l'extase de Sainte Cécile détail visage de Saint Augustin

   Que cette divine harmonie habite dans vos coeurs et préside à vos vies, chers Amis du Refuge Notre-Dame de Compassion, et que, grâce à la glorieuse intercession de Sainte Cécile, nous menions une sainte vie ici-bas pour être finalement trouvés dignes de nous retrouver tous dans les cieux et d’y chanter ensemble les divines et éternelles louanges !

Lully.

Chat pianiste

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7 Commentaires Commenter.

  1. le 22 novembre 2023 à 10 h 03 min Goës écrit:

    Bonne fête patronale à tous nos amis musiciens !
    Cet orgue que tient sainte Cécile a-t-il réellement existé ?… car il serait intéressant de pouvoir en écouter la sonorité.

  2. le 21 novembre 2023 à 20 h 23 min Abbé Jean-Louis D. écrit:

    Merci pour cet exposé scientifiquement artistique!

  3. le 21 novembre 2019 à 19 h 49 min Marion écrit:

    Enfin un clavier avec les graves à droite. Mais ce n’est peut-être qu’une erreur de ce grand peintre, car à son époque cela faisait déjà plusieurs siècles que les instruments à clavier avaient les graves à gauche. Et je cherche en vain à savoir depuis quand, et pourquoi. De grands musiciens instrumentistes contemporains n’ont pu me renseigner. Si quelqu’un peut me tuyauter (excusez le jeu de mot rapport à l’orgue…), je suis preneur… Merci d’avance.

  4. le 15 avril 2019 à 13 h 10 min Maître-Chat Lully écrit:

    Merci pour votre message !
    Non, je suis désolé, je ne me suis pas (pas encore du moins) penché sur l’étude de la Madone de Dresde…

  5. le 15 avril 2019 à 11 h 59 min Jérôme P. écrit:

    Compliments pour cette analyse.
    Avez-vous des clés aussi nombreuses pour la Madonne de Dresde qui reste pour moi très (trop) mystérieuse et au sujet de laquelle je n’ai pas trouvé de commentaires satisfaisants.
    Cordialement.
    J.P.

  6. le 12 janvier 2016 à 16 h 45 min Alanyann écrit:

    Un vitrail d’Auguste Alleaume, en l’église Notre-Dame des Cordeliers à Laval, représente Sainte Cécile, largement inspiré du tableau de Raphaël, puisqu’on y retrouve les cinq saints présentés avec les mêmes traits au point que votre excellent commentaire peut s’y adresser de la même façon.

  7. le 27 novembre 2014 à 12 h 55 min Xavier de Reims écrit:

    Superbe article et que votre analyse est pertinente !
    Je vais vous embaucher dans mon musée !
    N’hésitez pas à me contacter si vous souhaitez des images de nos collections !

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