2014-58. De Sainte Julienne du Mont-Cornillon et de l’institution de la Fête-Dieu.
A – Origines et formation de Sainte Julienne :
Julienne, aujourd’hui connue comme Sainte Julienne du Mont-Cornillon – parfois aussi Sainte Julienne de Cornillon – , est née dans les dernières années du XIIe siècle (certains auteurs avancent la date de 1193, mais en réalité il n’existe pas de certitude absolue sur la date, compte-tenu de l’absence de documents anciens précis).
Ses parents étaient des cultivateurs aisés du village de Retinne, près de Liège. Orpheline à l’âge de cinq ans, avec sa sœur Agnès, d’un an son aînée, elle est confiée aux religieuses du Mont-Cornillon, et tout particulièrement à la garde quasi maternelle de l’une d’entre elles : Sœur Sapience.
La communauté du Mont-Cornillon existait antérieurement à 1176. Même si nous manquons de détails sur un certain nombre de points particuliers concernant cette communauté, nous pouvons déduire de plusieurs éléments épars qu’il s’agissait de religieuses hospitalières se rattachant à la Règle de Saint Augustin.
Pour être précis (et cela éclairera plusieurs événements dont nous parlerons plus loin), il y avait même en réalité quatre communautés, distinctes par les bâtiments, mais regroupées au même lieu, au pied de la colline de Cornillon : une communauté d’hommes sains, une communauté d’hommes malades, une communauté de femmes saines et une communauté de femmes malades : les hommes sains au service des hommes malades, et les femmes saines au service des femmes malades.
Le terme de léproserie parfois utilisé ne signifie pas que tous les malades étaient atteints de la lèpre, au sens précis que nous donnons aujourd’hui à ce mot : si certaines traditions rattachent l’origine de cette fondation à certains chevaliers liégeois revenus des croisades porteurs de la lèpre, très rapidement d’autres malades y furent reçus. Toutefois, ce n’étaient pas tous les malades qui étaient admis à Cornillon : c’était un privilège réservé à ceux qui avaient été baptisés dans trois paroisses précises du centre de Liège (les autres étaient reçus dans d’autres institutions).
La léproserie dépendait en bonne partie de l’administration municipale pour le temporel, et de l’autorité du Prince-évêque pour le spirituel.
Ces quatre communautés étaient sous l’autorité d’un prieur et d’une prieure élus parmi les membres sains ; tous – sains et malades – étaient engagés au célibat, à la communauté des biens et à une vie de prière. Le nombre des religieuses était, semble-t-il, inférieur à dix.
La communauté possédait une grande propriété dénommée « La Boverie » dont l’exploitation assurait une part de la subsistance : c’est dans cette propriété, que dirigeait Sœur Sapience, que la jeune Julienne et sa sœur Agnès furent reçues et élevées.
Ce fut d’ailleurs une éducation de qualité, même si elles participaient également aux travaux de la ferme : Julienne apprit le latin et lisait couramment les Pères de l’Eglise, spécialement les oeuvres de Saint Augustin et les sermons de Saint Bernard, particulièrement ceux commentant le Cantique des cantiques dont elle faisait ses délices (ses biographes assurent qu’elle en connaissait un bon nombre par coeur).
Liège, le Mont Cornillon tel qu’il apparaît sur une carte de 1649 :
le mont lui-même (à droite) est couronné par les bâtiments de la Chartreuse,
à ses pieds, on distingue les « quatre couvents de Cornillon », dits aussi léproserie.
B – Julienne prend le voile ; vision de la lune :
Vers sa quatorzième année, Julienne demanda à devenir religieuse à Cornillon : Sœur Sapience avait été élue prieure, et on devine qu’elle fut heureuse de donner le voile à celle dont elle avait été la seconde mère.
La dévotion de Sœur Julienne envers la sainte Eucharistie était particulièrement ardente, aussi passait-elle le maximum du temps libre que lui laissaient les exercices communautaires, les taches conventuelles et le soin des malades, en adoration auprès du saint tabernacle.
En 1208 ou 1209, Sœur Julienne, âgée d’environ seize ans et ayant déjà fait profession, fut favorisée d’une vision dont elle ne comprit pas la signification : elle vit « la lune en sa splendeur, avec quelque fracture ou défect en sa rondeur corporelle » comme il est écrit dans l’un des plus anciens textes.
La manière de représenter cette vision n’est pas unanime : sur les gravures les plus anciennes ont voit la lune avec une espèce d’échancrure ou de tache, tandis que sur les plus récentes les artistes ont plutôt figuré une barre obscure qui la traverse dans tout son diamètre. Mais ce n’est pas là l’essentiel en définitive.
Sœur Julienne, pensant tout d’abord que son imagination lui jouait des tours ou qu’il s’agissait d’une tentation s’efforça de n’y pas attacher d’importance ; mais la vision se renouvela si souvent qu’elle finit par être inquiète et qu’elle s’en ouvrit à Mère Sapience.
La prieure, tout aussi perplexe que son ancienne élève mais convaincue par les vertus dont elle était le témoin qu’il ne s’agissait ni d’exaltation conséquente à un déséquilibre psychologique ni d’obsession diabolique, demanda les lumières d’autres religieuses vertueuses et sages, ainsi que d’ecclésiastiques renommés pour leur science et leur piété, mais nul ne put donner la plus petite explication à ce mystérieux symbole.
Bien qu’elle s’efforçât de n’en pas tenir compte – selon les conseils qui lui étaient donnés – , la vision continua de s’imposer à Sœur Julienne, particulièrement dans les temps d’oraison ; et il en fut ainsi pendant deux années.
Deux années de perplexité et de troubles, deux années d’inquiétude où elle-même et les personnes de confiance qui avaient été mises dans le secret, suppliaient Dieu soit de faire cesser la vision soit d’en donner le sens…
C’est probablement dans le courant de l’année 1210 que l’épreuve prit fin. Au cours d’une extase, Sœur Julienne entendit une voix lui révéler l’explication de sa vision :
« Le globe de la lune figurait l’Eglise militante et l’opacité, cachant une partie de sa clarté, signifiait qu’il y avait une ombre dans le cycle liturgique, parce qu’il y manquait une fête : celle du Saint Sacrement. Le Jeudi Saint, il est vrai, est destiné à célébrer l’institution de la divine Eucharistie, cependant en ce jour l’attention est partagée entre la Passion du Sauveur et le Dieu vivant du tabernacle. La Providence voulait une fête triomphale pour le plus grand des sacrements. Ce jour devait être uniquement consacré à honorer la Présence réelle de Jésus-Christ dans l’Hostie pour les raisons suivantes : Fortifier la foi affaiblie par les hérésies et la prémunir contre de nouvelles atteintes dans les siècles futurs ; ranimer le courage des croyants, afin qu’ils puisent dans cette source de vie des forces nouvelles pour avancer dans la vertu ; réparer par une adoration profonde, sincère et publique les négligences, froideurs, indifférences dans la célébration des messes quotidiennes » (Lambert de Ruyte, recteur de Cornillon, in « Histoire mémorable de Sainte Julienne, vierge, jadis prieure de la maison de Cornillon », publié en 1598 – cet ouvrage traduit la Vita Julianae du XIIIe s. qu’il trouva dans les archives du monastère);
Si Sœur Julienne se réjouit de ce que le sens de sa vision lui était enfin explicité, et aussi parce que cela lui permettait d’entrevoir une plus grande glorification du Très Saint Sacrement, elle fut toutefois effrayée d’entendre que l’institution de cette solennité devait se réaliser par son entremise.
A partir de ce moment-là, elle se renferma dans le silence et, continuant avec exemplarité sa vie religieuse et ses soins aux malades, elle suppliait Dieu de choisir une personne plus influente et sainte pour cette mission.
Vision symbolique de Sainte Julienne du Mont-Cornillon
(sur cette représentation la lune est représentée échancrée).
C – Julienne prieure de Cornillon ; son amitié spirituelle avec Eve de Saint-Martin et Isabelle de Huy :
En 1222, à la mort de Mère Sapience, Sœur Julienne fut élue prieure ; elle était alors âgée d’une trentaine d’années.
En tant que prieure, elle eut à subir de nombreux tourments, certains du fait des religieuses les moins ferventes de sa propre communauté, d’autres dus à des bourgeois de Liège qui souhaitaient augmenter leur pouvoir sur la léproserie et en accaparer les charges.
Dans le même temps, elle était favorisée de dons spirituels précieux : connaissance de faits passés et présents qu’elle ne pouvait connaître de manière naturelle, lecture dans les consciences et les coeurs, don de prophétie… etc.
Mère Julienne aida une jeune fille de Liège prénommée Eve, qui était sa cadette d’environ douze ans, à reconnaître la vocation particulière à laquelle Dieu l’appelait et la soutint dans son accomplissement : Eve, en effet, était appelée par Dieu à vivre comme recluse (cf. > ici).
Les recluses, lorsque leur vocation avait été authentifiée par l’Eglise, étaient emmurées dans une maisonnette attenante à une église – paroissiale ou monastique – : une petite fenêtre s’ouvrait sur le sanctuaire et leur permettait de voir le saint tabernacle ; une autre, garnie d’une grille doublée d’un rideau, donnait sur un petit parloir dans lequel se tenaient leurs visiteurs. Cette maisonnette pouvait avoir un étage, elle possédait presque toujours un jardinet entouré de murs hauts et épais.
La vie des recluses était austère ; aux trois voeux habituels de pauvreté, chasteté et obéissance, elles ajoutaient celui de perpétuelle clôture, sous peine d’excommunication : elles ne pouvaient sortir qu’en cas de grand péril (un incendie par exemple) ou si un supérieur religieux leur en intimait l’ordre estimant que le bien général le demandait ; les visites étaient soumises à l’autorisation de l’évêque ou de son représentant ; le jeûne et l’abstinence étaient perpétuels, sauf en cas de maladie ; elles s’imposaient de grandes macérations et vivaient en partie d’aumônes, en partie du fruit de leur travail qui consistait souvent à entretenir le linge et les ornements d’église, à broder et à coudre, parfois à recopier des manuscrits… etc. ; une personne extérieure était chargée de leur apporter les travaux à faire, puis de les reprendre, d’en retirer le salaire avec lequel elle leur achetait ce qui était nécessaire à leur subsistance, et de distribuer le surplus aux nécessiteux.
Tel était donc le genre de vie auquel Notre-Seigneur appelait Eve, qui entra en réclusion auprès de la collégiale Saint-Martin de Liège, d’où le nom de Eve de Saint-Martin qui lui fut donné depuis lors.
Mère Julienne et Eve furent désormais liées par une profonde amitié spirituelle.
Mère Julienne reçut également dans la communauté des Augustines de Cornillon une jeune fille déjà favorisée de grâces de choix : Isabelle de Huy, avec laquelle s’établit aussi une relation de grande confiance.
Julienne continuait à voir de manière insistante la lune assombrie pendant ses temps d’oraison et, dans son humilité, s’obstinait à demander à Dieu de mandater une personne plus digne qu’elle pour s’adresser aux autorités ecclésiastiques afin d’en obtenir l’institution de la fête du Très Saint-Sacrement.
Enfin, en 1230 – c’est-à-dire alors que la vision s’imposait à elle depuis vingt ans ! – Mère Julienne, tourmentée, s’ouvrit à Eve de Saint-Martin et à Soeur Isabelle de Huy.
Ces dernières la pressèrent et la convainquirent de parler à l’un des chanoines de la collégiale Saint-Martin, Jean de Lausanne, prêtre aussi fervent qu’il était savant, lequel fut conquis par l’idée d’une fête spéciale en l’honneur du Saint-Sacrement. Néanmoins, en homme prudent il demanda l’avis d’autres théologiens pieux et sages : Jacques Pantaléon de Troyes, archidiacre de Liège et futur pape Urbain IV, Hugues de Saint-Cher, provincial des dominicains et futur cardinal, Guy de Laon, évêque de Cambrai, Philippe de Grèves, chancelier de l’université de Paris, et quelques autres, qui émirent tous l’avis que non seulement rien ne s’opposait à cette fête mais qu’en outre elle semblait particulièrement propre à l’accroissement de la foi et de l’amour envers la Sainte Eucharistie.
Les saintes Julienne du Mont-Cornillon, Eve de Saint-Martin et Isabelle de Huy
adorant le Saint-Sacrement qui leur est présenté par la Vierge
(tableau de Englebert Fisen -1690 – à la collégiale Saint-Martin de Liège)
D – Epreuves et première célébration de la Fête-Dieu à Saint-Martin de Liège :
Mère Julienne confia alors à un jeune religieux de Cornillon, Frère Jean, la charge de composer un office en l’honneur du Saint-Sacrement : le travail du jeune moine consistait à extraire des Saintes Ecritures et à mettre en forme les passages les plus propres à magnifier la Sainte Eucharistie ; son travail était supervisé par Mère Julienne, et, lorsque il l’eut achevé, il fut soumis au jugement des théologiens qui le trouvèrent parfaitement élaboré. Frère Jean était lui-même convaincu que c’étaient les prières de Julienne qui lui avaient valu une inspiration et une assistance particulières dans cette composition.
Cette préparation d’une nouvelle fête religieuse dont l’inspiration se trouverait dans les visions de la prieure de Cornillon commença alors à transpirer dans le clergé et dans le peuple de Liège, soulevant moqueries et critiques. Le dominicain Hugues de Saint-Cher intervint une première fois et, par une prédication péremptoire, apaisa pour un temps le tumulte.
De son côté, Mère Julienne entreprit un pèlerinage dans plusieurs sanctuaires afin d’obtenir l’intercession des saints en faveur de la célébration de la fête du Saint-Sacrement.
Le calme fut de courte durée. A Cornillon, lorsque mourut le prieur de la communauté masculine, à force d’intrigues et d’argent, le moine Roger réussit à se faire élire prieur.
Mère Julienne refusa de reconnaître la validité de cette élection simoniaque. Le prieur Roger conçut alors pour elle une haine implacable et mena contre elle une cabale de calomnies, en particulier auprès des autorités municipales qui, redisons-le, avaient des droits dans l’administration du temporel de la léproserie de Cornillon.
Le prieur Roger, voulant s’emparer des chartes de la communauté des religieuses et de ses titres de propriété, suscita même une émeute telle que le monastère des Augustines fut prit d’assaut, ses portes brisées, la cellule et l’oratoire de Mère Julienne pillés… Les sœurs avaient juste eu le temps de mettre leur prieure en sécurité, et les émeutiers ne purent mettre la main ni sur elle, ni sur les chartes et les registres du monastère.
Craignant un nouveau coup de force du prieur Roger qui ne décolérait pas, Mère Julienne, Sœur Isabelle de Huy et quelques religieuses furent contraintes pendant plusieurs mois de se cacher dans la recluserie d’Eve de Saint-Martin puis dans la demeure du chanoine Jean de Lausanne.
Nous étions alors en 1240 : l’évêché de Liège avait connu deux longues périodes de vacance, mais à la fin de l’année l’évêque de Langres Robert de Thourotte fut promu Prince-évêque de Liège ; c’était un prélat instruit et sage, d’une conduite personnelle exemplaire qui ne transigeait pas sur l’honneur dû à Dieu et sur la dignité dont doivent faire preuve les gens d’Eglise. Lorsqu’il eut pris possession de son siège, Robert de Thourotte diligenta une enquête, instruisit un procès qui mit en évidence les torts du prieur simoniaque ; ce dernier fut donc destitué et enfermé dans un hôpital.
L’innocence et les vertus de Mère Julienne triomphaient.
Le Prince-évêque Robert de Thourotte, convaincu de la sainteté de Julienne et qui venait souvent s’entretenir avec elle à Cornillon, craignait cependant d’instituer une fête spéciale en l’honneur du Saint-Sacrement : il tergiversa plusieurs années, jusqu’au moment où, en 1246, touché par une grâce personnelle décisive qui emporta sa pleine adhésion, il fit rédiger par son archidiacre, Jacques Pantaléon, un mandement établissant pour tout son diocèse au jeudi qui suit l’octave de la Sainte Trinité (1) une fête solennelle, impérativement chômée, précédée d’un jour de jeûne ; l’office composé par le Frère Jean de Cornillon était adopté (avec des matines à neuf leçons) (2), et les fidèles étaient encouragés à s’approcher des sacrements.
Robert de Thourotte voulait réunir un synode pour y promulguer son mandement (3), mais il tomba gravement malade à Fosses (aujourd’hui Fosses-la-Ville dans la province de Namur) : exhortant son entourage à faire célébrer la fête du Saint-Sacrement et demandant qu’on entonne autour de son lit de mort les hymnes de l’office qui avait été composé pour elle, il rendit son âme à Dieu le 16 octobre 1246.
Le mandement de Robert de Thourotte n’ayant pu être officiellement publié, le clergé de Liège, malgré les recommandations du prélat mourant, n’était pas embrasé d’un très grand zèle pour la nouvelle solennité : les bourgeois de Liège n’y étaient pas favorables parce que cela représentait un jour de plus où – la fête étant de précepte – ils ne pourraient pas faire fructifier leurs commerces et leurs affaires ; d’autres récriminaient contre le jour de jeûne obligatoire qui devait la précéder ; certains religieux critiquaient les dépenses qu’elle représentait…
Tandis que Mère Julienne et Sœur Isabelle multipliaient les veilles et les pénitences, Eve de Saint-Martin usa de toute son influence sur les chanoines de la collégiale Saint-Martin et obtint finalement du chapitre la célébration de la première Fête-Dieu : ce fut, conformément aux dispositions du défunt Prince-évêque, le 6 juin 1247, jeudi après l’octave de la Trinité (1).
Ce fut, à Saint-Martin, une cérémonie splendide, mais ce triomphe conservait un goût amer puisque c’était la seule église de la ville à avoir célébré la fête et que de nombreuses voix, parmi les bourgeois comme dans le clergé, s’élevaient contre cette nouveauté et se promettaient bien d’y mettre fin.
Eve, qui faisait part de ses inquiétudes à Julienne, reçut alors d’elle cette assurance prophétique : « (…) Ce qui est établi par la volonté du Très-Haut est trop solide pour être ébranlé par la main des faibles mortels. Le temps viendra où la fête du Mont Saint-Martin étendra ses splendeurs, non seulement dans le diocèse de Liège, mais encore dans tout l’univers. L’enfer luttera contre l’institution, mais Dieu brisera ses colères ».
Liège, la collégiale – puis plus tard basilique – Saint-Martin,
où la Fête-Dieu fut célébrée pour la première fois
(nota bene : l’édifice actuel n’est pas celui qu’ont connu Sainte Julienne et Sainte Eve, car il fut réédifié au XVIe siècle)
E – Dernières années de Sainte Julienne :
Après la mort de Robert de Thourotte, le siège épiscopal de Liège resta vacant pendant presque une année. L’élection, inspirée par des motifs politiques, désigna comme Prince-évêque Henri de Gueldre, jeune homme aux mœurs dissolues : occupé davantage de ses plaisirs que de l’accomplissement de sa charge, il sera de plus en plus méprisé par son clergé, sera déposé par le second concile de Lyon (1274) et mourra misérablement comme chef d’une bande de brigands !
Mère Julienne de Cornillon savait qu’elle ne devait espérer aucun soutien d’un tel prélat, mais le parti de l’ancien prieur simoniaque comprit aussi qu’il ne pouvait rien en craindre : ces dévoyés réussirent à faire revenir de son exil l’ex-prieur Roger, parvinrent à déposer le prieur Jean de Cornillon qui soutenait Julienne et qui avait son soutien, et multiplièrent les vexations contre cette dernière : ils recrutèrent une bande de forcenés qui assaillit le monastère des Augustines, s’y livra au pillage et à la destruction, jusqu’à ce que leur principal meneur – qui venait de donner le premier coup de pioche contre la porte de la pièce où Mère Julienne était réfugiée – soudainement frappé par une main invisible, tombe à demi-mort ; épouvantés, les autres s’enfuirent. Julienne était sauvée.
Néanmoins l’incurie du Prince-évêque indigne faisait que Liège était livrée aux désordres et à d’incessants troubles politiques : la sainte prieure, comprenant qu’il n’y aurait désormais plus de paix pour elle en ce lieu, se résigna à prendre le chemin de l’exil en compagnie de Soeur Isabelle de Huy et de deux autres religieuses. Elle durent fuir de monastère en béguinage, furent notamment accueillies par plusieurs abbayes cisterciennes.
Aux vexations humaines s’ajoutaient de nombreuses attaques directes du démon en personne qui menait grand tapage pour l’empêcher de prendre un peu de repos, lui apparaissait sous des formes hideuses, la tourmentait par des cris et d’horribles blasphèmes…
Les vertus de Mère Julienne et ses dons surnaturels (prophétie, lecture dans les âmes) croissaient en proportion des épreuves qui lui fondaient dessus.
A la fin de l’année 1255, elle eut la douleur de voir mourir sa fidèle compagne et amie Sœur Isabelle de Huy ; puis ce fut au tour du Frère Jean de Cornillon d’être emporté par une brusque maladie.
Elle-même avait annoncé jadis « qu’elle mourrait sur la terre étrangère, sans avoir la consolation d’être assistée par aucun de ceux en qui elle avait mis sa confiance », et c’est en effet ce qui advint.
Arriva l’année 1258.
Alors qu’elle n’avait plus avec elle pour seule compagne que l’abbesse des cisterciennes de Salzinnes et que toutes deux, en raison de la guerre civile qui ravageait le comté de Namur, étaient réfugiées dans la recluserie de Fosses (cette même ville où le regretté Robert de Thourotte avait rendu son âme à Dieu), Mère Julienne sentit sa fin approcher : elle fit appeler le chanoine Jean de Lausanne, mais celui-ci (on ignore si ce fut en raison des troubles politique et même s’il reçut le message) ne vint pas.
Tenant à peine debout, elle dut se faire soutenir pour aller à l’église le saint jour de Pâques : elle y assista à plusieurs messes, communia pour la dernière fois et fut ensuite absorbée en adoration, immobile, jusqu’au soir.
Ramenée dans sa cellule, elle demanda à recevoir l’extrême-onction qu’elle reçut avec ferveur, répondant aux prières avec un véritable transport.
Elle était toutefois à bout de forces : toujours consciente, elle parvint aux premières lueurs du jour du vendredi dans l’octave de Pâques. L’abbesse des cisterciennes de Salzinnes qui la veillait se rendit compte que l’heure de son départ approchait, et elle décida un chanoine de la collégiale voisine de lui apporter le Saint-Sacrement : elle savait bien que Julienne ne pouvait plus communier, mais du moins aurait-elle pour suprême consolation de quitter cette terre en Sa présence.
Lorsque le chanoine entra portant la Sainte Eucharistie, Julienne fit un dernier effort pour se soulever et adorer son Seigneur. Elevant la Sainte Hostie le prêtre dit : « Voici, ma sœur, votre Dieu et votre Sauveur qui a daigné naître et mourir pour vous. Priez-Le de vous défendre contre les assauts de l’ennemi et de vous introduire dans la vie éternelle ». Alors, le regard brillant fixé sur son Bien-Aimé, Mère Julienne répondit : « Ainsi soit-il… et qu’Il protège aussi Madame l’abbesse ».
Ce furent ses dernières paroles : avec l’Amen de toute une vie, d’ultimes et délicates paroles de reconnaissance envers sa dernière bienfaitrice.
Quelques instants après son âme avait quitté la terre et entrait dans la possession éternelle de son Dieu.
C’était le vendredi de Pâques 5 avril 1258, vers neuf heures du matin, elle était âgée de soixante-six ans.
Selon ses dernières volontés elle fut inhumée à l’abbaye cistercienne de Villers, où malheureusement, en 1796, les soldats de la révolution française profanèrent son tombeau et détruisirent ses reliques, si bien que l’on ne possède de Sainte Julienne du Mont-Cornillon que quelques rares parcelles de ses ossements qui avaient été prélevées avant ce pillage.
Sa fête liturgique se célèbre le 5 avril, sauf dans le diocèse de Liège où elle a été fixée au 7 août.
Sainte Julienne du Mont-Cornillon recevant d’un ange l’explication de sa vision :
sur cette représentation, la lune est barrée de noir sur tout son diamètre
(broderie d’un voile huméral de la chapelle Sainte-Thérèse, Namur – FSSP ;
aimable communication de notre ami Patrick M. que nous remercions chaleureusement)
(1) Lorsque la fête fut instituée pour l’Eglise universelle par Urbain IV, elle fut fixée au jeudi qui suit la Sainte Trinité, soit huit jours plus tôt – et c’est toujours l’usage actuel pour l’Eglise universelle, mais l’Eglise de Liège gardera l’usage particulier du jeudi après l’octave de la Trinité jusqu’à l’époque où elle adoptera le Missel Romain, au XVIIe siècle.
(2) De l’office du Saint-Sacrement composé par le Frère Jean de Cornillon, il ne reste malheureusement que des fragments : adopté par les chanoines de Saint-Martin de Liège en 1247 il y resta en usage jusqu’en 1264 et fut alors remplacé par celui composé par Saint Thomas d’Aquin.
(3) Le mandement du Prince-évêque Robert de Thourotte présente un très grand intérêt, aussi, plutôt que d’alourdir notre récit, avons-nous résolu de le publier dans son intégralité > ici.
à suivre :
- le mandement de Robert de Thourotte > ici
– le miracle de Bolsena > ici
- l’institution définitive de la fête par Urbain IV et Jean XXII > ici
![](http://leblogdumesnil.unblog.fr/wp-content/themes/quentin/images/printer.gif)
Vous pouvez laisser une réponse.
La tâche sur la lune me fait surtout penser à une tête de chat de profil… Ne serait-ce pas plutôt le signe qu’il faut instituer une fête solennelle des chats monastiques ?
Réponse de Lully :
Il y a déjà une grande fête pour les chats le 15 août : c’est la mi-août !!!![:D](http://leblogdumesnil.unblog.fr/wp-includes/images/smilies/icon_biggrin.gif)
Et puis il y a notre fête patronale le jour de la fête de Sainte Gertrude de Nivelles, le 17 mars.
Mais je ne suis pas du tout opposé à l’institution d’une fête particulière pour les chats monastiques hi ! hi ! hi !