2014-32. « Comment voulez-vous que des incompétents puissent discerner les compétences qui les gouverneront ? »
Mardi 18 mars 2014.
Nous sommes en pleine période électorale et – comme à chaque fois en telles circonstances – certains humains ne me donnent vraiment pas l’impression de se comporter en êtres dotés de raison tant ils semblent atteints par une espèce de prurit mental aliénant toute forme de bon sens…
Nos amis savent qu’au Mesnil-Marie, même si nous sommes bien loin de nous désintéresser de la situation sociale et politique (au sens noble du mot), nous nous tenons néanmoins à l’extérieur des sollicitations et modes d’action du système actuellement en place (cf. > actualité du Comte de Chambord).
Notre cher Gustave Thibon, qui ne semblait – malheureusement ! – pas avoir une véritable connaissance de la doctrine légitimiste (car le Légitimisme ne se circonscrit pas à défendre seulement des droits dynastiques, mais possède un corps de doctrine complet et cohérent), a eu cependant d’excellentes remarques politiques dont on peut toujours tirer profit aujourd’hui pour appréhender le système actuel avec recul et intelligence.
En janvier dernier, j’avais publié un extrait des remarquables « Entretiens avec Christian Chabanis » intitulé « Eglise et politique » (ici > Eglise et politique), voici aujourd’hui, tirées du même ouvrage, quelques réflexions de bon sens au sujet de la « démocratie »…
Il convient de les lire en se souvenant que ces paroles ont été prononcées au début de l’année 1975, sur une grande chaîne de télévision, et que Thibon ne faisait pas là un exposé systématique mais qu’il répondait seulement à des questions à l’attention du grand public : un an après des élections présidentielles où avait été candidat un certain Bertrand Renouvin qui, du coup, passait très simplistement aux yeux de l’opinion pour le « porte-parole du royalisme français », Gustave Thibon a su placer quelques propos de bon sens qui ne permettaient néanmoins pas d’amalgame avec tel mouvement royaliste alors en vue, et qui quelque quarante ans plus tard conservent toute leur pertinence.
Lully.
Gustave Thibon :
« (…) Très souvent aujourd’hui, comme dit Jacques Ellul, quand on parle de démocratie, on désigne n’importe quoi et, très accessoirement, un régime politique. Ce mot devient synonyme d’ouvert, de généreux, de fraternel, etc.
Dernièrement, j’ai été invité à un repas « démocratique » : qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? On m’a répondu que c’était un repas pris en commun ! Comme si ce n’était pas le fait de la plupart des repas !
Je vous dirai d’autre part que, face à une certaine mythologie de la démocratie qui consiste à faire de ce mot une espèce de panacée, valable pour tous les temps, pour tous les peuples, je me sens très peu démocrate !
Et je m’oppose encore davantage à une espèce de démocratie formelle dans laquelle, théoriquement et sous l’apparence du bulletin de vote, on confère au peuple tous les pouvoirs et on lui enlève ses droits les plus légitimes par un ensemble de lois, de règlements ou d’interventions abusives de l’Etat.
Dans ce sens-là, je ne suis absolument pas démocrate.
Mais, au contraire, je reste profondément démocrate, dans ce sens que je désire que l’être humain puisse avoir le maximum de libertés et de responsabilités. Chacun à son échelle, bien entendu. Ce qui n’est pas réalisé la plupart du temps par ce qu’on appelle les « démocraties » qui s’enivrent d’autant plus du mot qu’elles négligent la chose ! (…) »
Christian Chabanis :
– Mais pensez-vous que d’autres formules politiques peuvent coïncider avec l’épanouissement de la liberté individuelle ?
Gustave Thibon :
« Pourquoi pas ? Il suffit que le pouvoir soit exercé par les meilleurs pour le bien de tous.
Or cherchez la définition du mot « démocratie » dans l’excellent dictionnaire philosophique de Lalande : « régime où le gouvernement est exercé par tous les hommes sans distinction de naissance, de fortune ou de compétence. »
Comment voulez-vous que des incompétents puissent discerner les compétences qui les gouverneront ?
(…) Je répète que le meilleur régime politique est celui où les citoyens jouissent du maximum de libertés individuelles et locales, et où l’Etat joue un rôle de coordinateur et d’arbitre.
Dans un tel régime, la sélection vient en quelque sorte de la base, j’entends du mérite personnel, d’un service social, d’un engagement authentique. Ce qui nous mêne très loin du régime actuel où les responsabilités sont désignées par le bulletin de vote : pure abstraction, puisque les gens votent pour des étiquettes politiques plus que pour des hommes. Et le pire, c’est qu’on fait voter les gens sur des problèmes auxquels ils n’entendent rien, et qu’on oublie de les consulter sur les questions dans lesquelles ils ont intérêt et compétence.
Valéry, qui n’était pas antidémocrate, le disait : la politique est « l’art de consulter les gens sur ce à quoi ils n’entendent rien, et de les empêcher de s’occuper de ce qui les regarde ».
Je rêve d’un pouvoir infiniment plus décentralisé, avec beaucoup plus de libertés locales à la base – ce qui favoriserait la sélection des autorités responsables. Beaucoup mieux que dans un système électoral qui est purement formel et abstrait. »
Christian Chabanis :
– Si nous résumions votre pensée politique, vous seriez disposé à accepter cette formule : à chaque société convient un régime politique différent ?
Gustave Thibon :
« Absolument ! Comme pour les individus ! A condition que ce régime assure, je vous le répète, la stabilité de la nation et le maximum de possibilités pour les individus, les familles et les groupes qui la composent. »
Christian Chabanis :
– Ce qui veut dire que pour la France, par exemple, le système démocratique n’est pas, selon vous, celui qui favorise le plus l’épanouissement de sa liberté ?
Gustave Thibon :
« Je pourrais répèter le mot de Victor Hugo : « En France, il a dix mille lois entre nous et la liberté ! »
Mais je vous ferai observer d’autre part que, depuis 1789, c’est à dire depuis près de deux siècles, la France a dû user, je ne compte pas, seize ou dix-sept régimes. Ce qui prouve qu’elle n’a trouvé son assiette dans aucun. Les régimes démocratiques ont alterné avec des pouvoirs personnels qui étaient plus durs que les pouvoirs royaux. Il est assez curieux qu’on ait gardé un tel culte de la personnalité dans un pays démocratique ! sans doute parce que la démocratie n’était pas viable ! (…)
L’important, c’est qu’il existe dans un pays une légitimité ; que les citoyens s’inclinent devant une autorité (…). Mais en France, l’opposition ne s’incline jamais. Les partis politiques vaincus aux élections vous diront que ce n’est pas le vrai peuple qui a parlé ; qu’il s’agit d’une majorité d’emprunt, d’une majorité trompée, d’une majorité de fortune, que sais-je encore ? (…)
Victor Hugo était partisan du suffrage universel. Mais quand Louis-Napoléon fut plebiscité en 1852 à une majorité écrasante, le même Victor Hugo dénia toute valeur à cette élection. Ecoutons-le : « Monsieur Bonaparte, faites décréter par un million de voix, par dix millions de voix, que deux et deux ne font pas quatre, que le plus court chemin pour aller d’un point à un autre n’est pas la ligne droite… Toutes ces voix ne changent rien à la nature des choses. »
Alors ? Quand d’une part on proclame la loi du nombre et que d’autre part on la refuse : comment voulez-vous que le régime soit viable ? (…) »
Christian Chabanis :
– Et vous pensez qu’il a existé un pouvoir légitime reconnu par tous ?
Gustave Thibon :
En France ?
Christian Chabanis :
– En France.
Gustave Thibon :
« Eh bien, la monarchie !
Reconnu par tous ? Incontestablement, ou du moins par une immense majorité. Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, et même au début de la révolution, le principe monarchique n’était pas contesté en France (…). »
(Gustave Thibon « Entretiens avec Christian Chabanis», pp. 75-82. ed. Fayard 1975)
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Quel bon sens que Gustave Thibon .
« Édouard Drumont : « La fin d’un monde. » 1889. C’est dans cette classe de vieux bousingots, anciens corrupteurs de filles et traineurs d’estaminets, que Gambetta prit son personnel de la Démocratie. C’est parmi les répétiteurs de droit que l’Empire avait trouvé trop débraillés pour en faire des magistrats – les Constans, les Cazot, les Humbert – que la République choisit ses ministres. Lepère, qui cumulait les fonctions de vice-président de la Chambre et de teneur d’un claque-dents, fut le poète de la chose : il composa, pour célébrer les souvenirs communs, une chanson dont il était fier. Cela s’appelait : Mon vieux quartier latin : il tenait à cette oeuvre et en revendiqua la paternité en expliquant longuement dans les feuilles que cela lui était venu en buvant du vin blanc, le matin, dans un cabaret borgne, après avoir vadrouillé toute la nuit…. »
Cher Chat,
Bien que n’ayant pas l’intelligence et l’énorme bon sens de G. Thibon, depuis mon enfance je crie à l’assassinat perpétré par les bandes à Robespierre, affidés et nervis.
Et je me dis que la république (par politesse je l’écris en un seul mot!) est un échec cuisant et sanglant dont il faudra payer les intérêts.
En route pour le chaos!
Gustave THIBON est l’homme qu’on ne peut pas ne pas aimer et dont chaque parole vaut son pesant d’or ! Il paraît qu’il eut longtemps pour animal de compagnie une oie, qu’il préférait – n’écoute pas, Lully, – à un chien ou un chat, et qui l’accompagnait même dans ses promenades quotidiennes dans la campagne . Oui ! comment ne pas aimer un tel homme ?!
Gérard D.
Merci pour cette analyse, bien vue et pleine d’actualité:
« on confère au peuple tous les pouvoirs et on lui enlève ses droits les plus légitimes par un ensemble de lois, de règlements ou d’interventions abusives de l’Etat ».
G. Thibon est toujours à relire ; il est plein de bon sens!
BG.