2011-81. L’histoire de l’homme qui s’ennuyait…
Conte pour la Toussaint
d’après une idée de Charles Péguy.
Soir de Toussaint.
Dans les cahiers de Frère Maximilien-Marie, j’ai trouvé un conte tout à fait en rapport avec la fête d’aujourd’hui et j’ai décidé de vous le retranscrire.
« L’histoire de l’homme qui s’ennuyait » a été écrite par notre Frère à partir d’une idée de Charles Péguy.
Je dis bien « à partir d’une idée » : en effet, dans une conversation avec des amis, Péguy avait un jour raconté cette histoire qu’il avait imaginée et qu’il voulait mettre par écrit. La « grande guerre », qui le faucha le 5 septembre 1914, ne lui en laissa pas le temps : nous n’avons que les souvenirs écrits par ses amis, et c’est ce dont Frère Maximilien-Marie s’est servi pour en faire une saynète qu’il fit jouer à des scouts.
Je vous dédie ce conte, chers Amis de notre Mesnil-Marie, en espérant que vous trouverez autant de plaisir et de matière à réflexion que j’en ai eu moi-même à sa lecture.
Lully.
Il était une fois, un homme qui s’ennuyait, qui s’ennuyait, mais qui s’ennuyait…
Depuis le matin et jusqu’au soir, il s’ennuyait.
Chaque jour, et à chaque heure du jour, il s’ennuyait.
D’un bout de l’année à l’autre, il s’ennuyait!
Il s’ennuyait autant qu’il respirait.
Il n’avait rien d’autre à faire.
Il s’ennuyait…
… et il s’ennuyait de s’ennuyer!
C’était ainsi.
Or cet homme qui s’ennuyait savait toutefois qu’il y avait pour lui un moyen de ne plus s’ennuyer.
Oh! un moyen très simple – presque un jeu d’enfant – : pour ne plus jamais s’ennuyer, il lui suffisait d’écrire une lettre.
C’était si simple!
Mais voilà, l’homme qui s’ennuyait savait aussi que cette simple lettre serait un gros péché, un énorme péché…
Pour ne plus jamais s’ennuyer – jamais!-, il lui suffisait d’ouvrir son secrétaire, d’en retirer une feuille blanche et de la poser devant lui, là, de prendre sa plume, de la tremper dans l’encrier, et d’écrire… puis de sécher la lettre, de la cacheter, de l’expédier…
Et ce serait fini : il ne s’ennuierait plus jamais.
Jamais!
Oui mais, c’était un péché!
Et l’énormité de cet horrible péché l’avait toujours fait reculer.
Et voilà pourquoi il continuait à s’ennuyer.
Plusieurs fois il s’était dit : « Allons! c’est trop bête! Il n’y a qu’à l’écrire cette lettre et j’aurais fini de m’ennuyer… »
Puis il avait reculé ; il avait repoussé l’horrible tentation.
Et il s’ennuyait toujours!
Un jour, où il s’ennuyait plus encore qu’à l’accoutumée, il n’y tint plus.
Son ennui était tel qu’il résolut d’envoyer au loin ses scrupules et qu’il préféra succomber à la tentation de cet énorme péché.
Il s’assit donc à son bureau, prit une feuille et commença sa lettre.
Or, cet homme qui s’ennuyait avait aussi une manie, une habitude dont il ne s’était jamais défait : chaque fois qu’il commençait une lettre et écrivait la date, il regardait aussitôt dans le calendrier quel était le saint du jour.
Il écrivit donc « mercredi 25 » et se dit aussitôt en saisissant l’éphéméride : « Voyons, mercredi 25… mercredi 25 : Saint Louis! »
Saint Louis!!!
Il eut un mouvement de recul : Saint Louis, le roi juste et saint ; Saint Louis avec son beau manteau bleu fleurdelysé ; Saint Louis rendant la justice sous le chêne de Vincennes ; Saint Louis recevant la Sainte Couronne d’Epines…
Non! il ne pouvait tout de même pas commettre un tel péché, un si gros péché, le jour de Saint Louis!
Il rangea donc sa feuille en se disant : « Je peux bien attendre demain, j’ai déjà tellement attendu. Un jour de plus, ce n’est pas grand chose. Mais le jour de Saint Louis, non! »
Le lendemain matin, l’homme qui s’ennuyait revint à son bureau pour se mettre au travail : il prit sa feuille, marqua la date, et prit son calendrier : « Voyons! Jeudi 26… jeudi 26 : Saint Zéphyrin… »
Saint Zéphyrin, ça ne lui disait rien du tout.
Il se mit donc à écrire.
Mais alors, un petit personnage tout rouge de colère fit irruption dans la pièce, à la manière d’un vent de bourrasque. Si zéphyr, en grec, désigne le vent d’ouest, plutôt doux et léger, Saint Zéphyrin - car c’était lui – semblait l’avoir oublié ce jour-là.
Il se précipita sur l’homme qui s’ennuyait et lui cria : « Alors, hier, parce que c’était le jour de Saint Louis, et que Saint Louis c’est un roi, et l’un des plus grands rois, tu as renoncé. Mais aujourd’hui, parce que c’est moi, et que je ne suis qu’un tout petit Zéphyrin de rien du tout, tu feras ton gros péché!!! Ah, mais non! Ça ne se passera pas comme ça!… Ça ne peut pas se passer comme ça!… »
Et il lui en dit tant, et sur un tel ton, en tournoyant dans le bureau, que la feuille fut prestement remise dans son tiroir.
Vint le lendemain.
L’homme qui s’ennuyait revint vers sa table.
Avant toute autre chose, prudemment, du regard il fit le tour de la pièce : « Personne, à droite! Personne à gauche!… Bien, bien! Allons-y! »
Il s’assit, ouvrit son tiroir, prit une feuille et marqua la date : vendredi 27.
Aussitôt il chercha le saint du jour… Vendredi 27 : Saint Damien.
Comme ça ne lui disait rien non plus, il commença sa lettre…
Patatras! Qui est-ce qui lui tombe dessus?
Saint Damien!
Et il n’est pas tout seul : il vient avec Saint Côme, son frère. A deux, on est plus forts…
En plus, ils portaient les instruments de leur martyre : de quoi vous glacer le sang.
Saint Damien le regarda d’un air triste et dit d’une voix grave : « Alors, avant-hier tu as reculé devant Saint Louis. Hier, tu as reculé devant Saint Zéphyrin. Et aujourd’hui que c’est moi, tu me causerais une telle peine? Aujourd’hui que je suis de garde – car Saint Côme et Saint Damien étaient médecins et ils en avaient le vocabulaire -, tu oserais commettre un tel péché? As-tu pensé à ce que l’on dira de moi, là-haut dans le Ciel? Je les entends d’ici. Ils me diront : C’est du joli! On peut te confier la terre pendant une journée : voilà ce qui arrive. Tu n’as pas été capable d’empêcher une telle horreur… »
Et la tristesse et les plaintes de Saint Damien eurent raison de sa détermination ce jour-là aussi.
Et il en fut ainsi tous les jours.
Car il continuait à s’ennuyer, et il ne voulait plus s’ennuyer : il voulait écrire sa lettre!
Tous les jours, il recommençait à marquer la date.
Tous les jours, il recommençait à regarder son calendrier…
Il s’obstinait.
Mais les Saints s’obstinaient aussi.
Les uns le prenaient par la douceur : « Allons! Allons, sois gentil! Dis-moi que tu ne vas pas faire un péché aussi laid… »
D’autres, les savants, les docteurs, les Saint Thomas et Saint Alphonse de Ligori, saint Augustin et autres théologiens, lui démontraient avec force arguments et démonstrations qu’il ne pouvait pas succomber à une telle tentation.
D’autres encore, les soldats, tels Saint Georges ou Saint Martin, le reprenaient sans ménagement.
Et le comble fut le jour où ce demi-saint de Charlemagne, avec ses leudes – comme sur sa statue du Parvis Notre-Dame -, l’assaillit et mit la pièce sens dessus dessous : il en fut pour trois jours à se remettre!
Mais notre homme qui s’ennuyait et qui ne voulait plus de son ennui, se dit finalement : « Enfin, il doit bien y avoir un jour dans l’année où il n’y a pas de saint! »
Il réfléchit, il tourna très attentivement les pages de son éphéméride, puis il jubila : « Eureka! Il y a le 14 juillet! »
Ah, bien oui! Qui est-ce qui lui saute sur le paletot?
Sainte Marianne!
« Dis donc! Tu ne vas pas tout de même pas me rajouter une telle horreur? Faire que je traîne aussi cette infamie? Déjà qu’on m’a refilé la république en me piquant mon auréole et en me coiffant d’un bonnet rouge! Et quelle république : laïque et franc-maçonne!!! J’en ai ma claque!… »
L’homme qui s’ennuyait pensa donc : « Paris est décidément trop en vue et trop fréquenté. Je vais partir à la campagne : il sera bien plus facile de m’y cacher. Là, derrière un petit mur ou dans un bosquet solitaire, dans un chemin creux oublié ou dans une lande déserte, ni vu ni connu, et le tour sera joué… »
Il partit donc.
Mais ce fut bien une autre histoire.
Ce n’étaient plus les saints du calendrier des postes qu’il trouvait sur son chemin, mais les saints – méconnus ou inconnus – de notre « France profonde » : les saints qui veillent sur les villages et les clochers, ceux qui président aux travaux des champs et qu’on invoque contre les gelées, les saints oubliés qui protègent les semences et qui opèrent des guérisons aux sources séculaires… des saints robustes et bien campés qu’il croisait, la fourche ou la faux sur l’épaule, ou qui le regardaient passer les bras croisés et le menton en avant…
Tous le renvoyaient en disant : « Va-t-en d’ici avec ton gros péché! Ne viens pas polluer la terre de France, sanctifiée par tant de labeurs et de sacrifices obscurs, par tant d’héroïsme chrétien enfoui dans la trame des siècles et des générations… »
Et ce fut au point qu’il ne pu jamais écrire sa lettre ; il ne put jamais commettre son gros, son énorme péché!
Que croyez-vous qu’il arriva?
La compagnie de tant de saints lui fut profitable : à force de les voir, à force de les rencontrer, à force de les entendre et de les écouter, à force de les fréquenter… il ne s’ennuya plus du tout.
Et leur exemple fut contagieux : il ne songea plus à pécher, mais à les imiter.
Si bien qu’il devint saint lui-même!
Hé bien, voulez-vous que je vous dise?
De même qu’il n’y a pas un lieu sur la terre, pas un endroit, qui ne soit le point de recoupement d’une latitude et d’une longitude, de même aussi aucune circonstance de notre vie ne peut échapper à l’influence des saints.
Ils ne sont jamais loin de nous, toujours prêts à intervenir pour nous aider dans la lutte contre le péché, toujours prêts à intercéder pour nous obtenir la grâce d’éviter le mal et de pratiquer le bien.
L’homme qui ne s’ennuyait plus, parce qu’il avait découvert cette réalité, l’homme que la compagnie des saints avait détourné de son péché… c’est cet homme que chacun de nous est appelé à devenir.
Un autre conte de Toussaint : « Des saints et des animaux » (en 4 épisodes),
à lire à partir d’ > ici.
Vous pouvez laisser une réponse.
Quel récit merveilleux ! j’en prends de la graine, et j’ai hâte que mon filleul parle pour que je puisse le lui conter !
Je l’ai relue avec un immense plaisir.
Douces pensées Maître-Chat Lully
Merci pour ce beau conte de Toussaint.
Un beau conte !
Très beau conte je partage, merci
Amusant et vrai!
Merci!
Bonsoir.
C’est une très belle histoire.
Merci à Béa Kimcat qui l’a partagée sur son blog
pour la faire connaître.
Cordialement. Dani
Merci pour ce conte de la Toussaint.
Je l’ai partagé sur mon blog :
http://kimcat1b58.eklablog.com/retour-et-toussaint-a132451556